art. 197, avril 2018 • Henri Godard : «L’art roman dans les “Ecrits sur l’art” de Malraux (pam, hs2, 2007 et 2018)

Henri Godard                                                                                    

 

L'art roman dans les Ecrits sur l'art de Malraux

 

Avant d’entrer dans le sujet d’une communication qui portera sur l’interprétation que propose Malraux de l’art roman, je voudrais faire une remarque préalable. Le titre donné à notre rencontre « André Malraux et les Antiquités Nationales de la Préhistoire au Moyen Age » s’explique par le lieu où elle se tient, ce Musée d’Archéologie nationale, mais il prêterait à un possible malentendu si l’on ne rappelait pas d’abord que le premier apport de Malraux à notre expérience contemporaine de l’art est d’avoir mis sur un pied d’égalité les arts du monde entier. Il est le penseur qui a pris acte d’une révolution culturelle intervenue en Europe au début du XXe siècle, du fait des possibilités de déplacement des personnes et de l’invention des moyens de reproduction des œuvres d’art. Désormais un Européen amateur d’art ne peut faire que, pour se rendre compte à lui-même de son expérience, il n’ait à prendre en compte aussi bien les arts d’Extrême-Orient ou d’Afrique que ceux de son propre continent. L’un des traits de plus grande portée de notre civilisation, Malraux ne cesse de le répéter, est de se sentir l’héritière de la peinture et de la sculpture mondiales, et sa relation aux œuvres en a été bouleversée. Le critère de notre appréciation ne peut plus être la notion de beauté d’après laquelle on avait jugé les œuvres pendant plus de quatre siècles. L’importance incomparable que l’art a prise dans cette civilisation tient à cet élargissement aux limites du temps et de l’espace, et à la mutation de l’expérience qui en est résultée. L’adjectif national, en conséquence, s’est chargé d’un possible sens second, qui est le refus de cet élargissement et de cette mutation, que Malraux a dénoncé dès les premiers exposés de sa réflexion sur l’art, dans plusieurs discours des années 1930. Il va donc de soi que, lorsque nous parlons d’œuvres nées sur le sol national, nous les considérons dans la perspective de l’art universel, comme l’une des réalisations de cet art, dont la spécificité se marque par comparaison avec d’autres. L’art roman est ainsi l’un de ceux qui a trouvé en France quelques-uns de ses plus grands accomplissements.

Malraux lui est particulièrement attaché comme en témoigne la place qu’il lui accorde d’abord dans l’introduction du troisième tome du Musée imaginaire de la sculpture mondiale, Le Monde chrétien, puis dans le premier tome de La Métamorphose des dieux, Le Surnaturel. Cet attachement était suffisamment sensible à tous pour que, fait exceptionnel, les auteurs des volumes consacrés à l’art roman dans la collection «L’univers des formes » que Malraux avait créée reprennent six ans après sa mort en deux endroits des passages de ces livres.

Cet art est un de ces moments de l’histoire de l’humanité et de son art que Malraux qualifie de « passages privilégiés de l’homme » (MISM 3, IV, 1118), comme le miracle grec ou la Renaissance italienne. Ils ont en commun leur surgissement soudain et qui ne s’explique pas rationnellement par des conditions antérieures, leur brièveté, que redouble qui plus est l’absence d’évolution significative dans ces limites temporelles, enfin leur unité entre les divers arts et entre d’éventuelles écoles régionales.

Pour l’art roman, Malraux s’emploie à rendre sensible surgissement en soulignant la rupture avec les œuvres qu’on nomme communément préromanes. Il refuse en conséquence le terme dans la mesure où il signifierait que ces œuvres préparent l’art roman (il le reprend tout au plus dans un sens purement chronologique). Il met en valeur sa brièveté en encadrant dans des repères marquants la période d’à peine plus de quarante ans qui sépare la prise de Jérusalem par les croisés en 1099 et le moment où « l’art du maître de Beaulieu et celui de Gislebert d’Autun, qui achèvent leurs tympans vers 1140, se rejoignent en 1145 au Portail royal de Chartres ». (V, 207). L’invention de l’art roman perdrait d’autre part de sa netteté dans notre esprit si, comme le font les historiens d’art, on cherchait à tout prix à le rattacher à des formes antérieures repérables dans des arts autres que la sculpture, comme les enluminures ou les ivoires. Pour Malraux, l’art roman emprunte bien des motifs iconographiques à des prédécesseurs de ce genre, mais il les transfigure par un esprit complètement nouveau. Sur ce point, Malraux s’oppose à l’un des spécialistes reconnus de cet art, Emile Mâle, qui, par exemple, voit dans un manuscrit, l’Apocalypse de Saint-Sever, l’origine du tympan de Moissac. « L’idée que l’art du Tympan de Moissac puisse venir d’une enluminure, fût-elle géniale, est inconcevable pour un sculpteur. […] Si on peut faire un haut-relief d’une enluminure […], on ne peut en faire une œuvre d’art ». (V, 176). Il en va ni plus ni moins de l’enluminure comme de l’ensemble des formes antérieures dans lequel la sculpture romane puise selon ses besoins et son inspiration. « Trois siècles de formes sont simultanément présents en face de la création romane » (V, 178). « De l’antique à Byzance, en passant par l’entrelacs, l’accent barbare, le bestiaire oriental et l’invention carolingienne, le répertoire où puise la sculpture romane est plus étendu que celui de tous les grands arts qui l’ont précédée » (V, 180). Ce que lui apporte l’enluminure n’est pas, sauf exception de portée limitée, une iconographie que cette sculpture n’aurait qu’à transposer, c’est l’exemple d’un art qui, au contraire de la sculpture qui la précède, est un art maîtrisé. « L’enluminure n’apporte pas aux sculpteurs des modèles d’expression ou d’illusionnisme, elle leur révèle un « niveau d’élaboration », un monde de formes irréductible à celui de la sculpture préromane, et, comme tout l’art du livre, un domaine de références » (V, 176). C’est aussi pourquoi Malraux résiste à l’idée d’une évolution de la sculpture romane à l’intérieur de ses étroites limites chronologiques. Il se refuse à voir en elle le passage accéléré d’un primitivisme à un classicisme puis à un baroque. On peut bien être sensible à la distance qui sépare l’austérité du tympan d’Autun et la frénésie de certains autres, mais cette distance n’est pas le résultat d’une évolution, elle est due au fait que « ces maîtres n’ignorent ni l’austérité ni la frénésie des arts du livre » (V, 178) et qu’ils puisent tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre, simultanément ou presque, selon leur inspiration. De même peut-il être trompeur de trop insister sur les différences régionales. « On étudie cet art par écoles, et il est vrai que la sculpture de Toulouse, celle de Moissac, s’élaborent dans un milieu bien différent du milieu bourguignon; il n’en est pas moins vrai que de Toulouse à Moissac, de Moissac à Conques, de Conques à Beaulieu et au Christ de Rippoll, la communion s’étend et s’approfondit de la même façon que de Cluny à Vézelay, de Vézelay à Autun et aux crucifix bourguignons » (V, 207). Plus que de distinctions dans l’espace ou dans le temps, il importe à Malraux de faire saisir l’unité de l’art dont cette communion est le fondement.

 

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