D/1963.11.09 — André Malraux : «Intervention à l’Assemblée nationale»

André Malraux, «[Intervention à l'Assemblée nationale, 2e séance du 9 novembre 1963]», intervention au cours de la discussion de la deuxième partie du projet de loi de finances pour 1964. Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Assemblée nationale [Paris], n° 123 AN, 10 novembre 1963, p. 7087-7094.


 

André Malraux

 

Intervention à l'assemblée nationale – 2e séance du 9 novembre 1963

(La culture, la réponse aux usines à rêves, bilan de l'année, prospective, réponses à des questions (gestion), cinéma et télévision)

 

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, si je prends la parole maintenant, c'est, vous le savez, pour des raisons techniques. II va de soi que les orateurs inscrits qui ne sont pas encore intervenus auront la parole après moi et que je leur répondrai.

Quand on pense à ce qu'est au Canada, d'où je viens, et d'un bout à l'autre du monde la signification du terme «culture française», alors vraiment, Mesdames, Messieurs, merci d'être là !

On nous a dit tout à l'heure que chaque orateur regrettait de ne disposer que de cinq minutes dans ce débat, tandis que le temps de parole imparti au Gouvernement était de quarante-cinq minutes. J'ai à répondre à trois rapporteurs et à quinze orateurs soit au total à dix-huit interventions. Je dispose donc, moi, de deux minutes et demie par réponse. Nous sommes disons, à égalité. (Rires.)

Plusieurs questions très précises m'ont été posées; je répondrai à peu près à toutes de cette tribune. Quant à celles qui sont un peu trop techniques, les parlementaires qui les ont posées et moi, les reprendrons.

Mais, avant de répondre sur ce que j'appellerai des points de détail – sauf en ce qui concerne quelques interventions émanant du groupe communiste et portant sur un point fondamental –, j'évoquerai le domaine dont j'ai et dont nous avons ensemble la charge dans ce qu'il a d'essentiel.

Vous savez que j'ai obtenu quelque succès au conseil des Ministres lorsque j'ai dit que j'étais le seul à ne pas savoir ce qu'était la culture. En définitive, c'est vrai. (Sourires.)

Il faudrait tout de même savoir un peu de quoi nous parlons.

On a dit bien souvent que l'on n'avait jamais tant parlé d'affaires culturelles. C'est bien vrai. On en parle dans le monde entier : c'est bien vrai. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela signifie d'abord qu'un certain fait est apparu : celui de la survie des œuvres d'art.

Alors que les civilisations antérieures avaient rejeté tout le passé au néant, la Renaissance a conservé les vierges noires parce qu'elles étaient vénérables, non parce qu'elles étaient admirables. L'idée d'immortalité est née au XVIe siècle.

Nous avons découvert, dans une civilisation qui n'est pas une civilisation religieuse, qu'alors qu'il ne nous reste rien d'Alexandre ou de César, si ce n'est un nom, il nous reste dans une statue d'Alexandre ou de César quelque chose qui nous parle, et qu'alors que nous ne savons rien de ce qu'ont été les hommes des cavernes, quelques bisons peints par ces hommes nous parlent comme au premier jour.

J'avais dit ici, il y a quelques années : «La matière de la culture, c'est ce qui, dans la mort, appartient tout de même à la vie». Et, pour comprendre de quoi il s'agit, nous avons un exemple très banal auquel on ne pense jamais, bien que le vocabulaire soit le même : c'est le phénomène religieux.

Il est clair que, pour un chrétien, le Christ n'est pas un homme d'une certaine époque, il est vivant; pour un bouddhiste, Bouddha n'est pas un sage d'une certaine époque, il est présent. Pour toutes les grandes religions, le prophète est présent.

Or, l'œuvre d'art, elle aussi, est présente à sa manière, et son caractère fondamental, c'est cette mystérieuse survie.

Il se trouve en même temps, que dans notre civilisation à nous, se produit un phénomène géant dont nous prenons à peine conscience. A une époque qui n'est pas si lointaine et qu'un certain nombre de ceux qui sont dans cette Assemblée ont vécue comme moi, lorsque naquit le Front Populaire, Léon Blum voulut créer quelque chose qui était assez proche de ce que nous tentons et il créa, avec mon ami Léo Lagrange, un ministère des Loisirs.

Pendant des années, on a cru, dans le monde entier, que le problème de la culture était un problème d'administration des loisirs. Il est grand temps de comprendre que ces deux éléments sont profondément distincts, et que l'un est seulement le moyen de l'autre. Il est entendu qu'une automobile est toujours une automobile. Mais, quand elle vous mène où vous voulez aller, ce n'est pas la même chose que quand elle vous mène dans un précipice.

Il n'y aurait pas de culture s'il n'y avait pas de loisirs. Mais ce ne sont pas les loisirs qui font la culture : ce sont les loisirs qui sont les moyens de la culture. (Applaudissements.)

Là commence notre vrai problème qui est : que défendons-nous ensemble ?

Pendant ces années, qui vont de la naissance d'un ministère des loisirs à aujourd'hui, il est né dans le monde les grandes techniques de rêve – je parle naturellement du cinéma, de la télévision, etc., non pas dans la mesure où ils sont des moyens politiques ou des moyens d'information, mais très exactement dans la mesure où ils sont des moyens de fiction. On parle toujours du machinisme. On oublie qu'à Paris, il y a un siècle, chaque soir 3.000 Parisiens allaient au théâtre. Aujourd'hui, le nombre de Parisiens qui entrent chaque soir dans la fiction doit se situer autour de trois millions et demi.

Les machines sont infiniment moins puissantes sur le sol et sur l'acte que les machines à rêve ne sont puissantes sur notre esprit. Or, les machines à rêve, qui n'ont pas été inventées pour le plaisir des hommes mais seulement pour apporter de l'argent à ceux qui les fabriquent (rires et applaudissements), n'ont de puissance magistrale que dans la mesure où chez nous – je parle clairement – elles rapportent le maximum d'argent, que si elles font appel, chez nous, à ce qui est le moins humain, le plus animal, le plus organique et, disons-le clairement, le sexe et la mort.

Si nous acceptons une fois pour toutes, sans contrepartie, que cette immense puissance qui ne fait que commencer à se manifester s'exerce sur le monde avec ses propres moyens, il en va tout simplement de ce que nous appelons la civilisation.

Il n'est pas évident que ces machines soient mauvaises d'avance; elles sont des multiplicateurs, elles sont le multiplicateur de leurs multiplicandes. Il n'est pas du tout fâcheux qu'un homme comme Chaplin ait fait rire le monde entier, mais songez que le problème du comique est particulier. Il n'y a pas d'élément dramatique dans le succès du comique. Le comique peut couvrir le monde.

C'est à partir de ce que j'ai appelé le domaine du sexe et du sang que le problème commence. Il n'est pas mauvais en soi que, lorsqu'on joue Anna Karénine, une actrice suédoise, dirigée par un metteur en scène américain, fasse pleurer les spectateurs depuis l'Oural jusqu'au Pacifique. Mais il faut bien comprendre que, dans ce cas, le film se réfère à l'un des plus grands écrivains du monde.

Ainsi, des moyens d'action sans précédent quant à la puissance se lèvent dans le monde; il y a en face, pour la sauvegarde spirituelle de l'humanité, une seule réalité aussi profonde que ces sentiments fondamentaux dont j'ai parlé, et c'est le domaine à sauvegarder, c'est ce qui, par définition, a résisté à la mort.

Il est bien entendu que la tragédie grecque, ce serait des yeux arrachés; mais ce ne sont pas des yeux arrachés parce qu'il y a le moment où Antigone dit : «Je ne suis pas venue pour partager la haine, mais pour partager l'amour». Il y a des paroles immortelles et ce sont seulement des paroles immortelles qui sont aussi puissantes que les puissances de la nuit. (Applaudissements.)

Voilà, essentiellement, Mesdames, Messieurs, quel est l'axe de notre travail. Il faut que, depuis l'Université jusqu'aux endroits aujourd'hui les plus démunis, d'ici à une trentaine d'années – car cela ne va pas vite – n'importe quel humain ait les moyens de se défendre, et nous devons les lui apporter parce que, sans nous, personne ne les lui apportera. Il reste que nous intervenons dans un domaine qui est français. Il est parfaitement vrai qu'il n'existe pas de nationalisme intellectuel, mais il est parfaitement vrai aussi que c'est un très grand honneur pour un pays que de porter la charge du destin des hommes et surtout la charge de ce qui peut les sauver. Dans la mesure où nous le pouvons, notre devoir est de le faire au nom de la France.

Pour prendre un exemple simple, j'ai tellement lu qu'il ne fallait pas prêter La Joconde parce qu'elle ne pouvait pas voyager – elle est revenue intacte – que je n'ai pas été mécontent de voir qu'aux États-Unis ce tableau, envoyé par la France, était reçu par le Président, le Sénat, la Cour suprême comme aucun être vivant n'avait été reçu, et qu'à Washington – ville aujourd'hui en majorité noire – les pauvres femmes arrivaient avec leurs enfants les yeux baissés jusqu'au tableau, relevaient les yeux pour le voir, retournaient dans la foule et revenaient encore, comme pour voir des icônes. En définitive, ces centaines de milliers d'êtres qui venaient admirer La Joconde venaient dire merci à la France (Applaudissements).

Je vais maintenant, si vous le permettez, dresser le bilan de l'année avant de répondre à chaque question, mais ce bilan répondra sans doute à quelques-unes.

Pour les théâtres nationaux, l'Opéra a atteint un taux d'occupation de 78 % contre 66 % auparavant. Je vous signale que 73 % d'un théâtre rond cela veut dire un théâtre plein, parce que certaines places d'où la visibilité est nulle restent toujours vides. (Sourires.)

Le pourcentage est pour l'Opéra-Comique de 44 % contre 38 % – là nous n'avons pas lieu d'être très fiers – pour la Comédie-Française de 74 %, pour le Théâtre de France de 81 % et au-dessus pour le Théâtre national populaire, mais le T.N.P. n'est pas un théâtre rond et de toutes les places la scène est visible.

Ici, je tiens à dire qu'il n'est pas équitable d'opposer, comme on l'a fait, Paris et la province en matière de théâtres subventionnés. Les théâtres nationaux sont des institutions nationales, ce ne sont pas des institutions parisiennes.

Il est certain – nous allons traiter ce point – qu'il faut faire tout ce qu'il est possible de faire pour la province, mais il est vrai que si nous envoyons d'un bout à l'autre du monde la Comédie-Française, le Théâtre de France ou le T.N.P. – je cite les théâtres dramatiques parce que pour les théâtres lyriques cela coûterait beaucoup trop cher, sauf dans quelques cas – nous ne pourrions pas y envoyer toujours même les meilleures troupes de nos centres régionaux.

Il est donc légitime que des frais particuliers soient engagés pour ces théâtres qui, outre ce qu'ils signifient et que certains des orateurs ont souligné autant que moi, sont notre moyen d'action sur l'étranger.

Les centres dramatiques et les troupes de province ont donné 2.000 représentations auxquelles ont assisté 1.200.000 spectateurs. Le million est donc dépassé cette année.

Après la Maison de la culture du Havre, qui continue son œuvre avec 300.000 entrées depuis l'ouverture – ce doit être les 200 familles (sourires) – et qui a donné 244 représentations dont plus de 120 gratuites, la Maison de Bourges, où 85 % des places sont occupées et celle de l'Est parisien, où 350 adhésions par jour sont enregistrées, ont été ouvertes. Celle d'Amiens le sera en 1964.

Dans le domaine de la musique, nous avons revu pour la première fois depuis longtemps une commande de l'État retenir l'attention de tous les musiciens. Il s'agit naturellement de l'œuvre d'Olivier Messiaen et nous pensons qu'Olivier Messiaen va écrire pour la commémoration de nos morts des deux guerres et de la Résistance, dont l'anniversaire sera célébré en 1964.

Pour les musées, le statut des conservateurs est entré en application.

Les premières salles transformées du musée de Saint-Germain sont ouvertes au public. Les travaux du musée des arts et traditions populaires, qui sera l'un des plus modernes du monde, se poursuivent ainsi que ceux du pavillon de Flore.

Quant aux musées de province, le travail est si considérable que je préfère vous l'exposer en commission puisqu'il est lié aux travaux prévus au Ve Plan. J'ai sous les yeux une page entière de noms qu'il faudrait citer et je dois laisser la parole aux députés inscrits dans la discussion.

J'en viens au dégagement du vieux Louvre sur lequel je dois m'expliquer puisqu'il n'a pas encore été fait. Le problème est assez passionnant. Quelques-uns d'entre vous savent que le Louvre que vous connaissez tous – je parle du Louvre de Louis XIII, de Louis XIV, de la Renaissance, qu'on appelle le vieux Louvre – est un palais enfoui. Louis XIV avait voulu que ce palais fût sur un socle et ce socle existe. Il a été recouvert et les jardins arrivent en bas de la colonnade, mais normalement nous devrions, comme à Versailles, avoir un énorme soubassement sur lequel se dresserait la colonnade et en bas, à la place des fossés, de vastes jardins qui iraient à peu près jusqu'à Saint-Germain-l'Auxerrois pour la colonnade, pour le côté de la rue de Rivoli jusqu'au pavillon du ministère des Finances actuel et, naturellement, de l'autre côté, jusqu'au jardin de l'Infante. C'est-à-dire que lorsqu'on regarderait le Louvre de face à partir de Saint-Germain-l'Auxerrois, il devrait tout entier se trouver sur un gigantesque piédestal. Or, je le répète, ce piédestal existe; il faut le dégager et les frais seront assez faibles puisque, sous la direction des architectes des monuments historiques, le travail sera accompli par le génie. (Applaudissements.)

L'héritière du sculpteur Maillol a bien voulu faire don de la totalité des droits de l'œuvre de Maillol à la France. Il est inutile de rappeler que Maillol, en son temps, était le plus grand sculpteur de plein air. Nous retirerons du jardin du Louvre un certain nombre de statues, sur lesquelles je préfère ne pas insister, pour les remplacer exclusivement par les statues d'un très grand sculpteur, en l'occurrence Maillol, et nous poursuivrons notre action sur tout le jardin des Tuileries avec Rodin et les antiques qui sont de très belles statues encore en place, en retirant simplement quelques autres statues qui, sans en dire du mal, seraient mieux ailleurs. (Sourires.)

D'autre part, nous avons organisé à Paris et à Versailles, outre les grandes commémorations d'Eugène Delacroix, du VIIIe centenaire de Notre-Dame de Paris et de la diplomatie française, les expositions Rodin, Atlan, Dufy, Kandinsky, Charles Le Brun, Gromaire, l'art dans l'Occident romain, les chefs-d'œuvre de la peinture espagnole en France.

La première exposition d'ensemble des œuvres de l'école de Fontainebleau aura lieu au printemps à Fontainebleau même. La restauration de la galerie François Ier est achevée; toutes les fresques exécutées par le Rosso, envoyé par Michel-Ange à François Ier, sont dégagées et les travaux portent maintenant sur les fresques attribuées au Primatice dans la salle de bal, et sur l'escalier de la duchesse d'Etampes. Ce que nous avions laissé espérer à l'Assemblée est donc accompli : la France possède le plus vaste ensemble de peintures maniéristes du monde.

 

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an27