E/1974.08.31 — André Malraux : «Entretien accordé à Cabell Bruce : la civilisation de la machine va finir…»

«Malraux : la civilisation de la machine va finir…», entretien accordé à Cabell Bruce, Paris-Match [Paris], n° 1321, 31 août 1974, p. 38-40. (L'entretien a d'abord paru en anglais dans Newsweek [New York], le 12 août 1974.)


 

André Malraux

 

Malraux : La civilisation de la machine va finir…

Entretien accordé à Cabell Bruce

 

Dans une interview exclusive, l'auteur de La Tête d'obsidienne juge Giscard et la démocratie et condamne la science qui peut tout faire pour les hommes, sauf faire des hommes.

 


 

Extrait :

— Les courants intellectuels tels que l'existentialisme et le structuralisme ont marqué la pensée française de l'après-guerre. Que se passe-t-il aujourd'hui ?

— Première chose : vous dites «qui ont marqué la pensée». La pensée, c'est beaucoup dire. Je crois que le structuralisme, l'existentialisme et tout le reste, ceux-ci sont en réalité des fins de quelque chose. Et d'autre part dans la génération qui précède, qu'est-ce qui a été vraiment important ? Pas Bergson, mais Freud et Marx. C'est-à-dire pas de doctrine philosophiques. Et je pense que la réponse à votre question est la même. Je pense que ce qui va être absolument capital dans cinquante ans concernant notre époque, ce ne sera pas du tout les doctrines philosophiques comme l'existentialisme qui seront devenues des histoires pour techniciens. Ce sera la façon dont l'humanité essayera de prendre conscience de l'ensemble de ses découvertes. Vous savez, en biologie, l'être humain a appris plus depuis la guerre que depuis qu'il existe. Et il n'y a pas qu'en biologie. Alors ce changement de l'univers énorme auquel nous avons affaire qui se passe depuis un siècle – depuis 1870 où vous avez une série de faits énorme : Marx, l'hégémonie allemande sur continent, l'entrée du Japon dans l'Histoire – fait que nous ne disposons plus de notre vieille civilisation. D'abord, ce fut la machine et maintenant, bien sûr, c'est un état d'esprit. Si, par exemple, Einstein devait parler avec Voltaire, avait dû parler avec saint Augustin, eh bien, ils auraient très bien pu bavarder. Alors je crois que ce qui sera d'importance durable, ce seront ces découvertes que nous avons transformées en concepts.

De quoi l'humanité sera-t-elle devenue consciente ? C'est une question encore sans réponse. Parce que ces immenses découvertes sont des découvertes de spécialistes. Or un peu plus tôt, un peu plus tard, elles deviennent moins spécialisées parce qu'elles acquièrent une nouvelle et différente signification. Le processus commence avec une réaction en chaîne, ce qui n'est pas autre chose qu'un point de vue de spécialiste. Ajoutez qu'un certain nombre de nos découvertes sont empiriques, toutes celles de la chimie du cerveau, par exemple. Par conséquent, d'ici à cinquante ans, il est à peu près certain que l'humanité aura transformé cet empirisme en une science véritable. C'est-à-dire qu'on peut, à l'heure actuelle, soigner des malades assez facilement, mais on ne sait pas pourquoi. Mais on le saura dans cinquante ans.

En somme votre question consiste à demander quelle doctrine succédera à nos doctrines, succédera à nos doctrines traditionnelles. Ma réponse serait que je ne crois pas que ce soit des doctrines. Je crois que ce sont de vastes domaines de connaissances qui vont se substituer à d'autres vastes domaines de connaissances maintenant acquis, dont les deux symboles seraient au fond la relativité et la psychoanalyse, c'est-à-dire des domaines de pensées qui sont liées à des doctrines. Il y a une doctrine marxiste, mais vous voyez, ce que je veux dire quand je dis que ce n'est pas la même chose que l'existentialisme, parce que Marx traite du domaine de l'économie tandis que l'existentialisme traitait des idées.

 

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bruceCambellNY