E/1948.04.10 — André Malraux : «Entretien avec James Burnham» (deuxième partie)

E/1948.04.10 — André Malraux, «André Malraux à James Burnham : “Une fois déjà on a jugé que contre la Russie il valait mieux jouer l'Allemagne que la France. Le résultat a été un nommé Hitler”», Le Rassemblement [Paris], n° 51, 10 avril 1948, p. 1 et 2. Deuxième partie du dialogue Malraux-Bunrham.


 

 

André Malraux à James Burnham :
«Une fois déjà on a jugé que contre la Russie il valait mieux jouer l'Allemagne que la France.
Le résultat a été un nommé Hitler»

 

Extrait 

Malraux — Il sera toujours difficile aux Français de considérer le problème allemand comme un problème abstrait. La part de haine qui existe en France à l'égard des Allemands n'est pas due à la partie militaire de la guerre. Cette guerre n'est pas la première, et l'alternance de la victoire et de la défaite est bien vieille entre la France et l'Allemagne ! Mais n'oubliez pas que le camp de concentration, plus exactement le camp d'extermination, avec ce qu'il impliquait de tortures méthodiques, n'est pas une forme de la guerre. Plus de soldats américains que de soldats français sont morts sous le feu des blindés allemands, mais il est mort beaucoup moins de civils américains que de civils français dans les chambres à gaz.

Ajoutez que si, pendant la guerre précédente, les pertes de la France furent beaucoup plus nombreuses, les morts de la Résistance étaient tous des volontaires; cette fois la mort a moins frappé, mais elle a choisi. 

Si nous examinons cette question avec passion, ce n'est donc peut-être pas par hasard. Mais si cette passion peut vous pousser à examiner mes raisons avec soin, elle ne prouve certainement pas que j'ai tort. Or, la position des gaullistes à l'égard de l'Allemagne tient en une phrase : «Pas de Reich». Pourquoi la défense contre Staline, pourquoi même la création de l'Europe exigeraient-elles la résurrection d'un Reich ?

On dit à la France : «L'Allemagne n'est plus un danger». Sans doute ne l'est-elle plus sous sa forme ancienne. Mais nous sommes quelque-uns à penser que son problème capital est de savoir qui refera la Wehrmacht; et provisoirement l'action de Staline à travers le général von Paulus, est singulièrement plus avancée que l'action de ses adversaires à travers Schumacher. Et, là-dessus, je crois que certains Français ont des idées assez saines, et pas sans intérêt pour vous.

J'en viens enfin à l'essentiel. Une fois déjà (vers 1932), diverses forces, capitalistes, diplomatiques et autres, ont jugé que, contre la Russie, il valait mieux jouer l'Allemagne que la France : le résultat a été un nommé Hitler.

Beaucoup d'Américains pensent que la perspective, maintes fois indiquée par le général de Gaulle, d'une Allemagne occidentale fédérale, implique un retour en arrière. Mais si votre politique aboutit à faire une sorte de double Reich, dont l'Est aura pour capitale Berlin, et l'Ouest Francfort, il n'est pas difficile de prévoir ce qui va se passer. Quoi qu'il arrive, votre Allemagne occidentale subira l'attraction de l'Allemagne orientale; 1° parce que toute Allemagne qui tend vers l'unité tend vers l'Est, 2° parce que Berlin est Berlin; 3° parce que Staline aura singulièrement moins de scrupule à établir autour du général von Paulus, et même d'une structure du parti unifié ou communiste allemand, les fanfares et les cérémonies hitlériennes que vous n'aurez de scrupule, vous, à les rétablir autour de votre démocratie de Francfort, autour de M. Schumacher, par exemple.

L'Allemagne, étant ce qu'elle est : croyant une fois de plus qu'elle n'a pas réellement perdu cette guerre; persuadée (en écrasante majorité) de son innocence, inévitablement désireuse d'une revanche d'autant plus fascinante qu'elle n'aura pas oublié ses victoires, comment voulez-vous que les passions allemandes ne se mettent pas furieusement au service de la Wehrmacht de Staline ? Et sans doute des Etats fédéraux de l'Ouest peuvent, eux aussi, être attirés vers Berlin. Mais infiniment moins. Parce que vous ne leur imposez pas d'abord une centralisation qu'il est par trop facile d'étendre; parce qu'ils peuvent trouver à s'orienter vers la fédération européenne occidentales des avantages plus marqués que ceux d'un demi-Reich. Constatez que les Sarrois n'ont pas voté pour le Reich. Constatez aussi que le Second Reich ne s'est constitué que sur l'écrasement militaire de la France…

En un mot, si la Fédération européenne se constitue, je préfère y voir des Bavières plutôt qu'un demi-Reich; et je crois que, quoi qu'on en dise, la Bavière le préfère aussi.

Je ne suis nullement expert en questions militaires, mais il me semble évident que, sur ce plan, votre défense est liée à votre aviation. Votre politique militaire ne peut donc aboutir qu'à l'établissement de «réduits» très puissamment protégés, défendus à la foi par des radars et … et par des troupes alliées très rapides.

Il me paraît donc difficile que dans ce domaine vos accords relatifs à l'Europe la plus occidentale ne soient pas plus payants que des accords qui mèneraient vraisemblablement à une couverture vite enfoncée ?

Je suis d'ailleurs persuadé qu'il n'y aura d'Europe viable qu'autour de la France (je ne dis nullement, n'est-ce pas : sous l'hégémonie française). Si tout ce qu'on a à opposer à Staline c'est une Europe à faire sur la base d'une espèce de Troisième Force, mieux vaudra repasser ! Le socialisme est une chose, l'appareil politique des partis socialistes une autre. (Bien entendu, je ne crois pas d'Europe possible sans l'accord anglais). Je reviens à ce que je vous ai dit : il s'agit de faire la démocratie, non d'en ramasser les morceaux. Est-ce à vous qu'il faut dire que l'énergie est plus importante que la forme qu'elle prend, et que si la Russie est ce qu'elle est, c'est moins à cause de son marxisme que du fait que ce marxisme a été pris par des mains qui étaient celles de Lénine ?

 

Pour lire l’entretien.

 

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