D/1935.12 — André Malraux : «Réponse aux 64» soit aux intellectuels qui soutiennent l’invasion de l’Ethiopie par Mussolini

D/1935.12 — André Malraux : «Réponse aux intellectuels inventés par M. Massis», discours prononcé aux premières assises de l'Association internationale des écrivains pour la défense de la culture, au palais de la Mutualité, le 4 novembre 1935. Vendredi [Paris], n° 1, 8 novembre 1935, p. 3.

Le texte est repris sous le titre «Réponse aux 64», dans Commune [Paris], n° 28, décembre 1935, p. 410-416.

Le texte est aussi repris dans Le Crapouillot, n° spécial, janvier 1936, p. 63-64.


 

André Malraux

Réponse aux 64

 

Je n'insisterai pas sur des notions comme celles des «puissances de désordre et d'anarchie», qui opposent sans doute au consternant désordre des plans quinquennaux l'ordre rayonnant des caveaux caucasiens.

Intellectuels réactionnaires, vous dites : «quelques tribus sauvages coalisées pour d'obscurs intérêts» : assurément ceux que poussent des intérêts, ici, ce sont les Ethiopiens; encore un peu et ils vont vouloir civiliser les Italiens. A peine insisterais-je sur l'ironie, l'injure ou la calomnie de ceux qui vous suivent, à l'égard de gens qui n'appliquent pas d'autres principes que les vôtres en se défendant, goût qui doit donner aux Ethiopiens une belle envie de planter des écriteaux : Tuez sans cracher. Ce qui serait d'autant plus profitable que vous êtes toujours obligés d'annexer les martyrs après avoir exalté les bourreaux, car les hommes ne parviennent jamais à renier leur cœur, et vous revendiquez par ailleurs toutes les Jeanne d'Arc, que vous auriez brûlées avec le roi d'Angleterre et laissé brûler avec le roi de France.

J'insisterai davantage sur votre idée d'une Europe groupée autour d'un ordre latin. Depuis plusieurs années déjà, vous voyez là le salut de l'Occident. Mais, cet ordre latin à qui vous voulez inlassablement confier le destin de l'Europe, c'est lui qui l'a inlassablement perdu ! A Shanghaï, à Singapour, à Manille, qui signifie l'Occident ? D'un côté, l'Angleterre, les Etats-Unis : les protestants. De l'autre, les Soviets. Et toute votre idéologie ne va pas à autre chose qu'à nous promettre qu'une Italie triomphante finira peut-être par devenir ce qu'est depuis 150 ans l'Angleterre que vous attaquez.

La culture occidentale dont vous entendez maintenir le prestige dans le monde, le monde l'ignore. L'Occident, pour lui, c'est tout ce qui n'est pas vous. Le Japon était fasciste avant vous. Et pour tous les autres, vous savez bien que la France ce n'est pas Racine, c'est Molière; ce n'est pas Joseph de Maistre, c'est Stendhal; ce ne sont pas les poètes fascistes de Napoléon III, c'est Victor Hugo; ce n'est aucun de vos onze académiciens signataires, c'est André Gide et c'est Romain Rolland.

Car la mesure dans laquelle vous pouvez employer ce mot de civilisation, vous la devez à tout ce que vous niez : c'est parce que la conquête apporte aujourd'hui avec elle une ombre des volontés démocratiques qui ont triomphé dans les métropoles que vous pouvez parler de civilisation. On sait comment le régime espagnol civilisait les Péruviens.

Les conquêtes de la technique occidentale sont évidentes. Mais si supériorité technique implique droit de conquête, les Etats-Unis doivent commencer par coloniser l'Europe. Et ces conquêtes techniques, dans la mesure où elles sont réellement utiles à un pays, y sont souvent mieux appliquées par des spécialistes occidentaux payés, que par des fonctionnaires à qui leur race ne donne guère l'occasion de travailler mieux; et beaucoup le droit de travailler plus mal.

La colonisation en fait, n'est pas aussi simple qu'il y paraît d'abord. On prend généralement un pays asiatique ou africain à l'époque de sa conquête, on le compare à ce qu'il est devenu beaucoup plus tard. Mais il ne s'agit pas de comparer la Cochinchine de Napoléon III à celle d'aujourd'hui, mais bien l'Indochine et le Siam, le Maroc et la Turquie, le Béloutchistan et la Perse. Sans parler d'un pays qui, vers 1860, avait, paraît-il, un impérieux besoin d'être civilisé : le Japon…

Il est clair que, en fonction de votre idéologie même, ce que vous appelez se civiliser, c'est s'européaniser. Ne discutons pas là-dessus. Mais quels peuples s'européanisent aujourd'hui le plus vite. Précisément ceux que vous ne contrôlez pas. Les femmes musulmanes marocaines, tunisiennes, tripolitaines, de l'Inde, sont voilées. Les Persanes ne le sont plus guère. Les Turques ne le sont plus du tout. Quel est le seul pays où le mandarinat existe encore ? Ni la Chine ni le Japon. L'Annam. Ce que le Siam libre tente d'abolir, c'est ce que le Cambodge et la Birmanie conservent. Et les hôpitaux siamois, dirigés en partie par des blancs payés, valent les hôpitaux cambodgiens, mais il n'y a pas dans les hôpitaux cambodgiens un dixième des malheureux qui devraient y être, parce que nous développons à travers les bonzes tout ce qui empêche les malades d'y aller. Dans l'ordre des techniques, le monde s'européanise; mais pas plus aux colonies que dans les pays libres : moins…

C'est précisément au moment où l'Abyssinie demande des spécialistes qu'on lui envoie des canons. Si elle triomphe, elle ne sera ni plus ni moins européanisée que si elle est vaincue.

Tuer d'abord des multitudes est un moyen de les faire entrer dans les hôpitaux : il n'est pas sûr que ce soit le meilleur. Ah ! quel paradis seraient les colonies si l'Occident devait y faire des hôpitaux pour tous ceux qu'il a tués, des jardins pour tous ceux qu'il a déportés !

Il faut choisir, ou bien le travail ne confère aucun droit politique, et la technique occidentale donne droit à des salaires, et c'est tout. Ou bien le travail confère le droit politique, et vous devez dès maintenant faire en France des Soviets, du spécialiste à l'ouvrier.

Voilà pour le fait. Passons à l'idéologie. Vous opposez ce que vous appelez les traditions occidentales de Rome à ce que nous défendons et que vous appelez des fictions.

Fictions : soit. Ce qu'ont donné à l'humanité les deux Rome dont vous vous prévalez, ce sont des fictions aussi. C'est en réunissant dans une cathédrale deux mille déchéances, qu'on a fini par en faire deux mille hommes vivants. Il n'est pas sûr que la confiance arrache toujours les hommes à la terre, mais il est certain que la défiance les y couche à jamais. Nulle civilisation – et même nulle barbarie – n'est assez forte pour arracher aux hommes les mythes qui sont la plus vieille puissance humaine; mais la barbarie est ce qui sacrifie les hommes aux mythes, et nous voulons une civilisation qui soumette les mythes aux hommes.

La civilisation, c'est de mette le plus efficacement possible, la force des hommes au service de leurs rêves, ce n'est pas de mettre leurs rêves au service de leur force.

Ces sanctions économiques que la France a accepté d'appliquer, est-ce au nom de ce que la Rome antique a fait de la civilisation occidentale que vous les combattez ? Ce que Rome a légué à la culture occidentale, ce n'est pas son empire décomposé, ce n'est pas l'inépuisable suite des guerres locales qui firent de tout l'Occident une terre de solitude, mais bien le droit romain qui les a arrêtées. Pas la guerre : la réglementation de la guerre. La voix qui dans ce débat couvre sourdement les vôtres, c'est précisément celle de la Rome antique. Le droit romain, vous savez comment ça se définissait : la fidélité aux pactes.

Venons enfin à votre idée capitale, à cette «notion même de l'homme – à quoi l'Occident a dû sa grandeur historique avec ses vertus créatrices».

Il faudrait d'abord préciser ce dont nous parlons. La grandeur historique de l'Occident n'a de sens que pour un nombre de siècles limité. Charlemagne est un assez mince empereur à côté de Gengis Khan, à côté de Timour qui posséda la moitié de l'Asie, et dont les troupes devaient écraser en deux jours l'armée turque, qui pourtant venait à Nicopolis de battre les Chrétiens comme plâtre. Lorsque Marco Polo trouve en Chine une ville de plus d'un million d'habitants, il n'a plus une très haute idée de Venise. Au XVIe siècle, qu'est-ce que la cour des Valois en comparaison de celle des rois de Perse, des empereurs de Chine et du Japon ? Paris est encore une confusion de ruelles quand les architectes persans tracent les grandes avenues d'Ispahan à quatre rangées d'arbres, dessinent la place Royale aussi grande que celle de la Concorde. Versailles même est un assez petit travail en face de la ville interdite de Pékin. Seulement, en cent ans, tout change. Pourquoi ?

Parce que l'Occident a découvert que la fonction la plus efficace de l'intelligence n'était pas de conquérir les hommes, mais de conquérir les choses.

Nulle civilisation, blanche, noire, jaune, ne commençait avec le guerrier; elle commençait quand le légiste ou le prêtre s'occupait de civiliser le guerrier; elle commençait quand l'argument avait droit contre le fait. Toute civilisation impliquait la conscience et le respect de l'autre; ce qui était nouveau, c'était, non certes que l'homme fut délivré – il ne l'est pas encore ! – mais qu'il pût l'être. Et, parallèlement, à ce qu'il y eut plus d'avantages à transmettre les connaissances acquises qu'à les cacher. Les vertus créatrices de l'Occident, intellectuels réactionnaires, elles sont nées de la mort de ce que vous défendez. De l'affaiblissement de la hiérarchie; de la fin de l'ancienne société, tellement moins «occidentale» que la nôtre, tellement plus proche de l'Asie ! Votre volonté de hiérarchie, ce n'est pas l'Occident, ce n'est même pas Rome : c'est l'Inde.

Le combat de l'Occident contre l'Asie, à quelque époque que ce soit, c'est celui de la hiérarchie la moins constituée contre la hiérarchie la plus rigoureuse. Pour l'ordre, même intérieur, l'Asie n'avait rien à apprendre de nous : avant d'arriver à la structure de la société chinoise, l'Italie en a pour 200 ans. Ce ne sont pas les Jésuites qui ont ouvert les portes des empires jaunes, ce sont les machines. L'Occident n'a pas inventé la valeur de l'ordre, il a inventé la valeur fondamentale de l'acte qui inlassablement le modifie. Ce que vous appelez sa grandeur historique, c'est à cela qu'il le doit : à ce que l'objet du combat pour l'homme a cessé d'être seulement l'homme, à ce qu'il a mis l'ingénieur au-dessus du soldat, à ce que, de Descartes à Marx, il a regardé avec l'œil du Mage antique le monde infini des choses vivantes et mortes, et qu'il a résolu de les réduire à sa taille, de les transmettre, de les jeter à la disposition de tous ceux qui pouvaient les atteindre. L'Occident a inventé la civilisation de quantité, contre le monde qui n'avait connu que celle de qualité. Et notre tâche est maintenant de donner la qualité aux hommes, comme elle fut, après le sang et la famine, de rouvrir à Moscou les bibliothèques qu'on brûlait à Berlin.

Peu m'importent les traditions. Mais les vertus créatrices de l'Occident, elles, préparent sourdement l'homme libre. L'homme et non la caste, l'homme et non la création. Un univers qui se crée par la fusion de ses éléments, comme la France par celle de ses provinces, et non par leur hiérarchie. Au-delà de la transformation même du monde, ces vertus entendent rejoindre l'homme nourri d'elles comme il le fut jadis de sa douleur, mais plus grand que tout ce qui le forme, l'homme qui n'est pas un privilège, l'homme fait de tout ce qui vous récuse et de tout ce qui vous nie.

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