E/1974.03.15 — André Malraux : «Un entretien avec André Malraux», propos recueillis par Jean-Marie Dunoyer et Pierre Viansson-Ponté.

E/1974.03.15 — André Malraux : «Un entretien avec André Malraux», propos recueillis par Jean-Marie Dunoyer et Pierre Viansson-Ponté, Le Monde [Paris], n° 9071, 15 mars 1974, p. 1 et 22.


 

André Malraux

 

Entretien avec André Malraux :

«Nous avons conscience d'être en face d'un monde

qui meurt et nous avons du mal à en imaginer un autre»

 

Extrait 1

Question — Comment s'insère La Tête d'obsidienne dans votre œuvre et dans votre vision de l'histoire ?

Malraux — Mon livre n'est pas du tout un livre sur Picasso. A partir du moment où il sera à sa place, c'est-à-dire à la fin du tome II du Miroir des Limbes, l'élément symétrique, l'affrontement, c'est de Gaulle. C'est le point de rencontre, c'est l'opposition des hommes contemporains qui se sont intéressés passionnément, en marquant leur temps, à des domaines qui ne se recoupent pas.

Question — Pourquoi Picasso ?

Malraux — Je peux vous donner un certain nombre de réponses qui se recoupent.

C'est parce que l'œuvre de Picasso représente la plus forte mise en question de notre temps. Picasso pose des questions qu'il est le seul à poser. Picasso est le seul qui énonce comme principe le changement de style, qu'aucun peintre n'a énoncé avant lui. Tous les peintres ont tenté d'approfondir leur art, lui seul a tenté d'en changer. Dans mon livre, j'ai dit que ce qui me frappait, c'était l'approfondissement de sa révolte. Or l'approfondissement de la révolte, ce n'est pas la même chose que l'approfondissement du style.

Question — Il ne s'est pas interrogé sur la technique de l'art mais sur le sens…

Malraux — Sens de l'art ! Sens de l'art ! Qu'est-ce que la peinture ? Avec Picasso, l'arbitraire appartient au domaine de la peinture, de la sculpture, l'arbitraire reconnu comme valeur suprême.

Malgré sa gloire sans égale, Picasso est, après le cubisme, le peintre le moins accessible de sa génération. C'est tout à fait curieux : normalement, il devrait être le plus intelligible aux goûts actuels. Il s'est produit exactement le contraire.

Pour l'avenir, le fait Picasso appartient à l'histoire de la peinture. Il peut être dévalorisé en même temps qu'elle, mais seulement si elle l'est. Là, je fais allusion aux hippies d'Avignon, dont je parle dans le livre et qui disaient que l'œuvre d'art est faite pour être brûlée. Si on admet cela… il est bien entendu que Picasso tombe, mais le reste aussi. J'écris aussi que, dans son dialogue avec Braque, que je rapporte dans le dernier chapitre, ils sont à égalité : je n'ai pas du tout établi une échelle de valeurs ou une hiérarchie. J'ai dit que c'était l'éternelle mise en question de la peinture. Confrontation extrêmement féconde, parce que le musée imaginaire de Picasso est plus riche, plus fort que celui de Van Gogh, le peintre qu'il reconnaissait comme un maître. En fait, Matisse, Rouault et Brague posent, par rapport au passé, des questions importantes, en particulier celle de la destruction du primat de la nature. Mais constatons tout de même que les questions que pose Matisse sont infiniment plus limitées que celles que pose Picasso. Celui-ci propose la totalité de l'art en tant qu'énigme, alors que Matisse peut être simplement placé dans une certaine ligne de la peinture où il s'inscrirait bien. Et Braque, dans la ligne qui va de Vermeer à Chardin. Alors que Picasso pourrait, demain, être beaucoup plus touché, car je crois que le phénomène Picasso – la création et la destruction des formes – est un fait immense, mais je crois qu'il peut être dévalorisé. Je ne dis pas qu'il le soit, je n'en sais rien mais c'est possible.

Question — Tout ce que vous rapportez de lui, il vous l'a dit ou vous le lui avez fait dire ?

Malraux — J'ai tenu à employer toutes mes notes pour restituer le caractère de ces conversations. Elles ne se tenaient, ces conversations, dans un domaine aussi sérieux que celui où nous nous entretenons maintenant. Elles ne se passaient pas comme cela. Elles étaient bien plus détaillées. Il y avait les tableaux mais je ne l'ai pas vu en peinture. Il y a un certain nombre de choses qui étaient dans son caractère : la boutade, l'élément percutant sur lequel il peut se retrouver : s'il ne retombe pas tout à fait sur ses pieds, il peut dire que c'était une blague. Et il y a son côté ambivalent. C'est vrai qu'il disait : je le sais. Mais c'est vrai qu'il disait aussi : attention on ne sait pas ce que c'est. Eprouvait-il un sentiment de plénitude ? C'était plutôt un état psychique qu'un jugement. Là-dessus, Braque qui était beaucoup moins fin que Picasso, m'avait dit : (je le rappelle dans mon livre) : «Si j'étais croyant, je penserais, de certains tableaux, qu'ils on été touchés par la grâce.» Picasso aurait dit cela dans le sens inverse : peut-être qu'ils auraient été touchés par le diable… Parce que, disait-il «il y a des tableaux qui veulent bien se faire et les tableaux qui ne veulent pas.»

Si vous prenez à la lettre les affirmations de Picasso, vous courez toujours le risque qu'on vous réplique : oui, mais attention, il le disait, il ne l'écrivait pas.

Je me suis efforcé de ne retenir que les sujets auxquels il a fait allusion dans ses conversations avec d'autres personnes. L'essentiel de ce que je rapporte se situe en 1942 et 1945. C'est pourquoi vous y trouverez des analogies avec les propos que rapportent Brassaï et même Françoise Gilot, parce que j'ai vu Françoise Gilot, alors inconnue, lui apporter des dessins. Dans le livre d'Hélène Parmelin, je retrouve des choses qu'il m'avait déjà dites, et Montparnasse n'était pas si loin.

 

Extrait 2

Question — Revenons à Métamorphoses [La Corde et les Souris]. Quel en sera le thème ?

Malraux — Le thème est la prise de conscience, dans un monde en plein changement, du fait que ce qu'on dénommait métaphysiquement les apparences est en train de devenir pour nous l'élément le plus sensible du monde. Pour être clair, ce que Nietzsche appellerait «la valeur suprême».

J'essaie de faire une vie – la mienne n'a pas d'importance – la vie de quelqu'un à un moment de l'histoire où on prend conscience de la métamorphose comme loi du monde. Cela semble bien compliqué, mais ce serait tout simple si nous prenions la référence de Nietzsche qui a eu parfaitement le pressentiment de cette transmutation. Et qui l'a exprimé admirablement, mais à condition de le comprendre, parce qu'on a cru, quand il a parlé d'apparences, qu'il les opposait au réel au sens 1870 du mot. Exemple : il y a la superstition et puis il y a le réel. Or sa phrase, la voici : «Les hallucinés de l'arrière-monde ne veulent pas comprendre qu'il n'y a rien de plus profond que les apparences.» Je pense qu'il voulait dire : les apparences ont leur loi propre parce qu'elles sont les instants successifs de la métamorphose. Et pas du tout que ce qui est contrôlable, c'est ce qui tombe sous le sens.

Il n'y aura pas quatre lignes de cet exposé trop abstrait dans Métamorphoses. Mais c'est le sens du livre.

 

Extrait 3

Malraux — Nous vivons la fin d'une époque sans précédent, la fin du cycle 1450-1950, qui a été un modèle de civilisation complète. 1450, c'est le début des grandes découvertes de la conquête du monde par l'Europe. 1950, à deux ou trois ans près, c'est la libération de la Chine – Mao à Pékin; – c'est la libération de l'Inde – discours de Nehru.

Nous avons relativement conscience, nous, d'être en face d'un monde qui meurt, et nous avons bien du mal à en imaginer un autre. Il y a eu aussi sans doute la fin de Rome, mais, quand on en a pris conscience, en vérité elle était tout à fait morte. Tandis que nous, nous sommes complètement dedans.

1450-1950, c'est aussi l'ère de l'imprimerie, et l'indépendance de l'Asie est contemporaine de la radio. C'est pourquoi mon tome I (Antimémoires) exprime la métamorphose de l'Asie, et ce n'est pas une coïncidence si, en même temps, a paru le Musée imaginaire.

A propos de cette période de cinq cents ans qui vient à terme, je voudrais ajouter : avec une marge qui m'intrigue fort, ce qui s'est passé autour de 1870. Quelque chose de considérable, un décalage dont nous ne sentons pas toute la portée. Pour le musée imaginaire au moins, elle est absolument contrôlable. De même qu'on est passé du manuscrit médiéval à l'imprimerie, de même avec l'Olympia (1865) nous assistons à la naissance de la peinture moderne, ça a quand même son importance. C'est en même temps l'entrée du Japon dans l'histoire, la création de l'empire allemand, celle de l'empire britannique (consécutif à la répression de la révolte des Cipayes), les grandes découvertes de la physique, de la sidérurgie, le Capital, de Marx, la Naissance de la tragédie, de Nietzsche, la Vie de Jésus, de Renan, Claude Bernard, Rimbaud… J'improvise. J'ai cherché les œuvres capitales. On pourrait en trouver d'autres. En musique, je ne vois pas Wagner, mais sa gloire était déjà acquise.

Dans le discours de Mougins, j'ai posé les axes de ces Métamorphoses : qu'est-ce qui a complètement changé pour nous par rapport à la génération qui a précédé la mienne ? Les concepts de la beauté, de la vision, de la nature, de l'expression, le rapport de la fonction et de la création.

 

Télécharger le texte.

 

UNSPECIFIED - JANUARY 01:  Pablo Picasso in his mansion "La Californie" in Cannes. Photography. Frankreich. 1957.  (Photo by Imagno/Getty Images) [Pablo Picasso in seiner Villa "La Californie" in Cannes. Photographie. 1957.]