E/1975.03.17 — André Malraux : «Malraux répond aux féministes», entretien accordé à Fanny Deschamps.

E/1975.03.17 — André Malraux : «Malraux répond aux féministes», entretien accordé à Fanny Deschamps, Le Point [Paris], n° 130, 17 mars 1975, p. 146-148, 150, 152-154.


 

André Malraux

 

Malraux répond aux féministes, entretien accordé à Fanny Deschamps

 

Extrait 1

Malraux — On a vu des cargaisons plus étranges. Pendant tout un temps, au Moyen Âge, on a vu des cargaisons de chats. Quand l'Occident voulut se défendre contre une invasion de rats porteurs de la peste noire, la flotte vénitienne se mit à faire la navette entre Venise et Alexandrie; elle partait à vide et revenait chargée de chats d'Egypte. Ah ! j'aurais aimé voguer sur un bateau de chats ! Imaginez l'embarquement et le débarquement de ces milliers de matous… La Croisade des Chats contre les Rats. Une fable de La Fontaine. Les rats pesteux se sont enfuis, à travers la Pologne et la Russie, jusqu'en Chine. Du bon usage des chats. Ce sont des chats anglais qui ont gagné la bataille d'Azincourt, en 1415.

Deschamps — Je ne connais pas cette histoire de chats.

Malraux — Il y avait, dans l'armée anglaise, des capitaineries de chats. Et les Français se demandaient bien pourquoi. Ils ont compris à Azincourt. En ce bon vieux temps-là, on se tuait à l'arc, dont il fallait graisser la corde. Friands de graisse comme tous les rats, les rats d'Azincourt on rongé les cordes françaises, mais n'ont pas touché aux arcs anglais gardés par des sentinelles-chats. Et voilà pourquoi ne pouvant tirer, les Français de Charles VI se firent tailler en pièces par les Anglais d'Henri V. La France a été vaincue à Azincourt par des chats. Les chats ont écrit une autre page de l'Histoire au XIIIe siècle : Gengis Khan a détruit Samarkand parce que les assiégés n'ont pas pu trouver dans leur ville les mille chats qu'il exigeait comme rançon. Se pourrait-il que ce barbare idiot ait adoré les chats ?

Deschamps — Sa horde mongole réclamait peut-être du civet ?

Malraux — Horreur ! Un Lustucru géant. Je préfère une autre histoire de chats, qui m'enchante parce qu'elle pourrait m'arriver. Quand la bibliothèque de Rémy de Gourmont a été dispersée à l'Hôtel des ventes on a entendu l'aboyeur annoncer : «Montaigne, trois volumes, plein veau, intacts. Lanfrey “Napoléon”, cinq volumes, lacérés. Laclos, “Les Liaisons”, maroquin, intact…» Et comme ça pendant toutes les enchères : les bons auteurs étaient intacts, les moyens griffés, les plus tocards lacérés. Gourmont classait ses favoris à portée de sa main, lui étant debout : son chat ne pouvait les atteindre. Moins l'auteur lui plaisait, plus il descendait vers les griffes du chat. Ainsi Gourmont avait-il fait, de son chat, un bon critique littéraire ! Un chat a même réussi à se faufiler jusque dans les textes sacrés. C'était au VIe siècle. Dans le compte rendu du concile de Mâcon, on lit cette déclaration des évêques : «Nous rappelons l'importance de ces questions à Sa Sainteté, qui ferait mieux de s'intéresser à ses devoirs sacerdotaux plutôt qu'à caresser son chat». Mais vous pensez : à ce bienheureux pape on venait d'offrir un chat d'Abyssinie; comment aurait-il résisté à la tentation de le faire ronronner ? Le dernier chat qu'on m'a offert, à moi, était en fourrure… C'était pendant ma maladie du sommeil. Des amis l'ont apporté sur mon lit d'hôpital. Les chats en vrai n'entrent pas dans l'univers ripoliné du mal et de la mort. Mes mains s'ennuyaient.

Deschamps — On ne vous a pas apporté votre petite Maillol de boudoir ? Vous auriez pu avoir envie de la caresser aussi.

Malraux — De quoi avais-je envie ? … Morte l'envie. Mort, le choix des choses qui existent encore pour un mourant. Le chuchotement de la mort est un grand bruit de fond. Toute forme devient insolite et digne d'un dernier regard. Dans les instants de répit, du présent-passé court-circuite le présent-présent, qu'on veut abolir. Quand l'ambulance qui me transportait de Verrières à l'hôpital s'est rapprochée des portes de Paris, je n'ai pas vu les grands ensembles neufs et les grues mécaniques dévorant la banlieue maraîchère d'hier : j'ai vu la cité de Nasser monter à l'assaut du vieux Caire… J'étais dans la Cadillac d'un Egyptien gras, frôlant au petit matin les ânes et leurs bottes de jasmin mouillées par la rosée…

Deschamps — Vous avez écrit dans Lazare: «Je n'ai jamais su le nom du sentiment que j'éprouvais alors…»

Malraux — C'est vrai. C'était une angoisse différée. D'ailleurs, aujourd'hui le trépas drogué qui vous attend à l'hôpital n'est plus qu'un détail indolore. Un accident du sommeil. Une glissade… C'est au combat qu'un bien-vivant meurt dans un mélange de peur et d'espérance. Au malade allongé, la fièvre et la faiblesse tiennent la tête dans le chaos. L'imaginerie tourne… Dans les draps chauds de ma fièvre, je me souviens d'avoir très bien revu le chat qui me suivait à la lisière de la forêt, pendant que je tentais de passer la ligne de démarcation entre les deux France de l'Occupation; ce chat curieux de moi intriguait, hélas, les sentinelles allemandes. Dans les battements de mon cœur emballé, j'ai soudain entendu un bruit de Roquebrune, le bruit des petits sabots de mon fils courant dans le jardin dont les arbres de Judée étaient en fleur… Mais pourquoi parlons-nous de la mort, puisque je l'ai vue, une fois encore, s'éloigner de moi ? En parler est si vain, sauf rêver agréablement de métempsycose… Il fait beau, lâchons le néant sans couleurs. Tenez, reparlons des femmes, si vous pensez que notre dialogue ne fera pas trop désordonné.

 

Extrait 2

Malraux — La femme de l'art sacré tenait, il est vrai, l'homme à distance. Botticelli lui a rendu sa féminité rayonnante, il en a fait le pendant idéal du héros viril.

Deschamps — Le repos trois-étoiles du guerrier de 1re classe. Et comme l'acanthe est ce que l'homme a fait de l'artichaut, Vénus est ce que Dieu eût fait d'Eve s'il avait demandé conseil à Adam.

Malraux — C'est bien vrai. Comme les statues de la cathédrale de Chartres sont plus chrétiennes que les chrétiens priant dans la nef, les femmes de nos rêves sont plus féminines que celles de nos maisons. Nous avons fait sur vous un travail d'artiste. Nous avons fait de la femme un sortilège. Vous n'allez pas vous mettre à saboter notre œuvre ? Pourquoi diable voulez-vous faire, de l'adjectif «féminine», un péjoratif ? Posez-vous la question qui importe: la femme deviendra-t-elle plus humaine en devenant moins féminine ? Je ne le crois pas. Aucun homme ne peut croire cela. En s'acharnant à démolir son mythe, elle pourrait bien plutôt devenir un éternel féminin mort. C'est-à-dire un style de femme qu'on définit par ce qu'il n'est plus. Je sais que cela ne vous amuse plus, mais les hommes ont toujours aimé placer une femme à la proue de leurs rêves… oui, oui, juste comme ça, dans la position de la Victoire de Samothrace. Et alors, hein ? Vous n'oserez pas me dire que celle-ci ressemble à la femme servante : le hasard, en lui arrachant ses bras, l'a rendue à sa vérité de déesse impropre aux basses besognes du ménage.

Deschamps — Et d'autant plus propre au bonheur de l'homme que le hasard, raffinant d'habileté lui a coupé la tête aussi.

Malraux — Ah ! qu'importe ! Elle a des ailes ! 

 

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