L/1974.11.02 — André Malraux : «Malraux et la mort», «Paris-Match» – prépublication

L/1974.11.02 — André Malraux : «Malraux et la mort», Paris-Match [Paris], n° 1330, 2 novembre 1974, p. 84-86 et 100. — Extraits de Lazare, p. 89-90, 94-104, 117-126. Prépublication.


 

 

Malraux et la mort

 

L'auteur des Antimémoires nous raconte ici dans son livre Lazare qui paraît cette semaine, son face-à-face avec la fatale échéance telle qu'il l'a vécue en octobre 72.

 

Extrait 1

Nouvelle crise.

Il est temps que les augures se réunissent.

Je parcourais mon bureau. J'ai été possédé d'une tension forcenée, j'ai tournoyé de toute ma force, me suis précipité, front en avant, sur la vitre de la bibliothèque, ai heurté l'un des montants de bois et me suis effondré. Le montant n'a pas cédé ; ai-je fait dévier la chute qui me lançait vers la vitre ? Je ne me suis pas évanoui ; après la commotion, j'ai inscrit, afin de ne pas l'oublier : «possession foudroyante». Ce dont j'étais menacé ressemblait plus à la folie qu'à une maladie ; le terme maladie, qu'imposerait le cancer ou la tuberculose, ne me vient pas à l'esprit devant une maladie que je ne connais pas ; surtout, dont je ne souffre pas. Peut-être les fous ne souffrent-ils pas non plus. Le mot : convulsion, me hante. Parce que le texte que je corrige depuis onze jours pourrait le prendre pour titre ? Pourtant, sa violence s'éloigne (non son égarement). J'avais envie d'ajouter à ce récit les souvenirs qu'il appelle aujourd'hui en moi. Devant la main suspendue des gazés de la Ville de la Mort, à une heure que tous ces hommes ont tenue pour une heure de destin, je pense à la fresque de Nefertari : à l'entrée de sa tombe, la femme de Ramsès joue contre un dieu des morts invisible, dont nous ne connaissons la présence que par ses pions sur l'échiquier. Devant le vide, elle jour son immortalité.

 

Extrait 2

Le deuil disparaît, on écarte les enfants du cimetière, mais à la télévision, un jour sans meurtre serait un jour sans pain. Le trépas est lié au combat. J'ai noté autrefois de Saint-Exupéry à qui je répondais : «Le courage physique est nourri par un sentiment d'invulnérabilité.» Je n'ai cru à la mort dans aucun combat aérien, dans aucun bombardement de mon avion par la D.c.a. Il n'arriverait rien – bien qu'un tir de barrage gueule comme un âne : l'avion peut tomber ! Voir sauter sur une mine le char qui précède le vôtre n'est pas non plus encourageant. A Gramat, je n'ai pas cru que le peloton d'exécution allait tirer sur moi – et il n'a pas tiré, mais s'il avait reçu l'ordre de le faire, j'aurais, jusqu'au feu, cru qu'il ne tirerait pas. Quand plus tard je me suis trouvé encadré par des mortiers, j'ai cessé de raconter des blagues, mais je n'ai pas cru que le prochain obus me toucherait ; pourtant, les obus de mortier arrivent en miaulant de plus en plus près, comme s'ils cherchaient, et mon ceinturon venait d'être coupé par un éclat. Je n'ai pas été menacé par le son des balles, mais par la chute de mes compagnons touchés. J'ai subi quelques maladies graves – et attendu qu'elles finissent. Quand les anesthésistes m'ont endormi, je n'ai jamais craint de ne plus me réveiller. Dans les maladies comme dans les guerres, je n'ai même pas ressenti de la stupéfaction devant la vie que je ressens aujourd'hui – bien que je l'aie parfois ressentie après les attaques, comme à Bône après mon atterrissage : l'enseigne du gantier, énorme main rouge au-dessus de la boutique mal éclairée dans le soir, et le chien immobile dans la vitrine du fourreur. Quant au suicide, on a suffisamment tiré sur moi pour que je puisse le faire aussi. Sans doute la peur vient-elle souvent d'imaginer des blessures au ventre ou au sexe ; je n'imagine rien. Je n'ai pas le vertige, c'est tout. Mais je vis ici avec des mourants, non avec des combattants.

 

Extrait 3

Retour de la grippe. D'abord 40°, puis la fièvre baisse, je m'enveloppe dans sa chaleur et la rêverie. De nouveau Singapour, la brume, le chien qui aboie. «Qu'ai-je à faire avec cet enfant en capuchon ?» et l'enfant cambodgien qui caresse Essuie-Plume. Et moi, qu'ai-je à faire avec…quoi ? Ma mémoire ne s'applique jamais à moi sans effort. J'ai lu ce qui concerne mes livres, non ce qui me concerne. Je ne me souviens pas de mon enfance. Pas même, sauf attention délibérée, des femmes que j'ai aimées ou cru aimer, de mes amis morts. Retrouverai-je en m'y appliquant, trois de mes anniversaires ? Etudierai-je un jour (si un jour vient…) les mécanismes de la mémoire, qui m'intriguent depuis longtemps ? La psychanalyse n'en retient que le contenu ; pourtant, l'aptitude aux souvenirs heureux n'oriente pas l'homme vers le même pôle que celle aux souvenirs ennemis. Freud a-t-il jamais écrit le mot bonheur ? Quand je pourrai m'adresser à mes compagnons de maladie, je leur demanderai si leurs souvenirs sont souvent liés aux éléments : nuages, courants de rivières, nuit. Le soir anniversaire de mes dix-sept ans, je passe sur le pont du Châtelet, et l'émotion de l'Orestie que je viens de découvrir au théâtre dans la version de Leconte de Lisle se mêle au crépuscule derrière les tours noires du Trocadero… [note] Ou si ces souvenirs sont liés à qui appartient à la vie autant qu'à la nôtre. «Mes souvenirs sont groupés par la chaleur et par le froid», m'a dit Hemingway.

 

Note. Le 9 avril 1959, parlant des projets concernant les théâtres nationaux, Malraux fit cette confidence : «Et avant cinq ans, la télévision leur apportera sans doute tous les jeunes de France; du moins tous ceux pour qui le théâtre compte et les enfants – dont je fus – qui croyaient que le théâtre ne comptait pas pour eux, et qui lui durent leur vocation.»

 

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Sophie de Vilmorin rapporte que la photo du Général a été apportée par un journaliste.