L/1974.02.23 — André Malraux, «Picasso, le Saturne de la métamorphose. II. “La plus Furieuse Accusation de la peinture…”», «Le Figaro»

L/1974.02.23 — André Malraux, «Picasso, le Saturne de la métamorphose. II. “La plus Furieuse Accusation de la peinture…”», Le Figaro [Paris], n° 9157, 23-24 février 1974, p. 13-14, (Le Figaro littéraire, n° 1449, 23 février 1974, p. I-II). Prépublication de pages de La Tête d'obsidienne. Inédit.


 

André Malraux

 

Picasso, le Saturne de la métamorphose.

II. «La plus Furieuse Accusation de la peinture…»

 

Extrait 1

– De temps en temps, je pense : il y a eu un petit bonhomme des Cyclades. Il a voulu faire cette sculpture épatante, comme ça, non ? exactement comme ça. Il croyait faire un dieu, je ne sais quoi. Il a fait ça. Et moi, à Paris, je sais ce qu'il a voulu faire : pas le dieu, la sculpture. Il ne reste rien de sa vie, rien de ses espèces de dieux, rien de rien. Rien. Mais il reste ça, parce qu'il a voulu faire une sculpture. Qu'est-ce que c'est, notre… nécromancie ? Et ces trucs magiques, qu'ont les peintres, les sculpteurs, depuis si longtemps ? Quand on croyait à la beauté immortelle, aux conneries, c'était simple. Mais maintenant ?

– Vous n'avez pas choisi d'aimer la sculpture des Cyclades. Ni les masques nègres. Pourquoi les œuvres que vous aimez existent-elles ensemble dans votre esprit ? Je crois que c'est par leur présence commune. Ce n'est pas tout à fait clair pour moi… Vous venez dire que cette idole est là. Je le pense aussi. Nous ne le pensons pas de l'Apollon du Belvédère. Le Musée imaginaire de chacun, ce sont les œuvres présentes pour lui. Les statues survivaient parce qu'elles étaient des œuvres d'art, elles sont aujourd'hui des œuvres d'art parce qu'elles survivent…

Il a l'esprit très rapide, mais le goût de réfléchir lorsqu'une idée lui semble concerner indirectement sa relation avec la peinture :

– C'est intéressant… On peut me dire ce qu'on veut d'un tableau qui n'est pas là quand je le regarde, ça m'est égal. Les autres tableaux, c'est pour les historiens. Mon idole est devenue une sculpture ? Oui le fétiche aussi. Sûr. Ça ne s'arrêtera pas avec nous, non ? Des fois, je vois l'atelier, toutes les choses avant de peindre, avant de penser à m'en servir. Qu'est-ce que ça deviendra ? Mes toiles d'autrefois ont beaucoup changé. Pas les couleurs : les toiles. Aussi les sculptures. Et je suis vivant. Après… Et Van Gogh ? Et Cézanne ? Je vous ai dit : on ne sait pas comment ça vit, la peinture…

 

Extrait 2

– On vous a parlé de la forme de la Vierge apparue à Bernadette ?

– Quelle Bernadette ?

– Celle de Lourdes. Elle a vu la Vierge de la grotte. Elle entre au couvent. Des âmes pieuses lui envoient toutes sortes de statuettes de Saint-Sulpice. Elle les flanque dans un placard. Stupéfaction de la supérieure : «Ma fille, comment pouvez-vous mettre la Sainte Vierge au placard ? – Parce que ce n'est pas elle, ma mère !» Re-stupéfaction. «-Ah ?… et comment est-elle ? – Je ne peux pas vous expliquer…» La supérieure écrit à l'évêque, qui apporte les grands albums des principales images de la Vierge, ceux du Vatican. Il lui montre Raphaël, Murillo, etc. N'oubliez pas que ça se passe sous le Second Empire, qu'elle est une jeune paysanne, bergère je crois, qui n'a certainement vu, dans son bled, que des Vierges sulpiciennes, baroques à la rigueur. Elle fait non de la tête, toujours non. Au hasard des feuillets, passe la Vierge de Cambrai, une icône. Bernadette se lève, exorbitée, s'agenouille : «C'est elle, Monseigneur !»

Je vous l'ai dit, la Vierge de Cambrai est une icône. Repeinte, ornée de vagues angelots ; mais ni mouvement ni profondeur, aucun illusionnisme. Le sacré. Et Bernadette n'avait jamais vu d'icône…

Il réfléchit :

«– Vous êtes sûr ?

– Les lettres de l'évêque ont été publiées. Et à qui aurait servi le mensonge ?

– Une intrigue des cubistes !… Tout de même, je voudrais bien la voir, sa Vierge…

– Elle est toujours à Cambrai. Je vous enverrai la photo.

– Quand ?

Maintenant, il est pressé.

– Cette semaine, je l'espère… Le temps de la retrouver ; je crois savoir où elle est.

– Que la fille l'ait reconnue, c'est drôle… Mais que les Byzantins l'aient inventée, c'est étonnant aussi, tout de même !… Il faudra réfléchir. C'est intéressant. D'où vient-elle ? Pourquoi est-ce que j'aime ma Vénus préhistorique ? Parce que personne ne sait rien d'elle : la magie, ça va ! j'en fais aussi ! J'aime aussi les Nègres pour ça, mais on commence à savoir, enfin, on croit…

 Je me dirige vers l'atelier. Il m'accompagne. Il semble avoir rangé la Vierge de Cambrai dans un coin de sa mémoire, et penser à haute voix, comme s'il prenait maintenant conseil des formes révulsées que nous retrouvons :

 – Nous avons dans la tête un musée qui n'est pas le Louvre, sûr. Qui lui ressemble. Qui ne lui ressemble pas. Mais attention : seulement dans la tête. Les intellectuels, ça ne les gêne pas. Au contraire. Les peintres, ça les gêne. L'idée d'un tableau…

– En l'occurrence : le souvenir ou la reproduction…

 – … ce n'est pas un tableau.

– Le Musée imaginaire est nécessairement un lieu mental. Nous ne l'habitons pas, il nous habite.

– Il pourrait tout de même exister en réalité, non ? Un petit. Avec des vrais tableaux. Il faudrait essayer. Comment faire ? Dans notre tête, les époques des tableaux n'ont pas beaucoup d'importance. Mais si on fait une exposition ? On ne peut pas mettre les tableaux par sujets, c'est idiot ? Au hasard ? Mais nous retrouverions la succession, non ? Si on supprimait l'histoire, qu'est-ce qu'ils diraient, les artistes peintres ? Le Douanier se mettait dans les modernes, avec les peintres électriques ; moi, il me mettait avec les Egyptiens. Tout de même, ça vaudrait la peine. Le Musée imaginaire de Van Gogh : Millet à côté de Rembrandt et Mauve : vous connaissez Mauve ? On mettrait ses ancêtres, à Van Gogh, on mettrait ses descendants.

Le Musée imaginaire de Baudelaire : pas de sculpteurs avant Puget, sauf Michel-Ange, pas de primitifs. Les Phares commencent au XVIe siècle…

Il s'arrête devant La Femme à l'artichaut. L'arbitraire pur.

– Oui, répond-il. Nous avons fait du chemin… Votre Musée imaginaire aussi…Parce que, pour un peintre, les choses qu'il aime s'y retrouvent. Elles sont ensemble, vous avez raison. Comprendre l'art nègre, c'est une chose. Comprendre l'art nègre avec les statues de Minorque, comment on dit ? ibéro-phéniciennes ? et La Dame d'Elche, et les idoles des Cyclades (Zervos veut faire un grand livre sur cette sculpture-là, un inventaire) et les préhistoriques, c'est autre chose, non ? Surtout devant les originaux, pas les photos. Si on faisait une exposition. Les sculptures qui nous parlent, elles se parlent. Elles ne disent pas la même chose. Comme les tableaux. Musée ou pas, nous vivons dans les tableaux, sûr ! Qu'est-ce qu'il dirait, s'il voyait Guernica, Goya ? Je me demande. Je crois qu'il serait assez content. Je vis plus avec lui qu'avec Staline. Autant qu'avec Sabartès ! Je peins contre les tableaux qui comptent pour moi, mais aussi avec ce qui manque à ce musée-là. Faites bien attention ! C'est tout aussi important. Il faut faire ce qui n'y est pas, ce qui n'a jamais été fait. C'est la peinture. Pour un peintre, un catch avec la peinture, le… l'exercice de la peinture, non ? Les tableaux qui arrivent, même ceux qui n'arrivent pas, ça joue un aussi grand rôle que votre Musée imaginaire. On en a un, on en change. Même pour peindre contre…

Beaucoup d'autres peintres diraient, non pas : contre le Musée imaginaire, mais : en face de lui.

– Est-ce qu'il n'y a pas aussi une salle qui ne change pas ?

– Tout de même, votre espèce de Musée, avec ses revenants copains, et mon idole, et ma Vénus… Tout ça ne part pas de l'esthétique ; c'est bien. Il faudrait d'abord faire comprendre aux gens que la création est rarement une chose esthétique.

– Celle des œuvres que nous sommes en train de ressusciter ne l'est presque jamais.

 – Vous dites que je ne choisis pas d'aimer l'idole des Cyclades. Est-ce que je choisis beaucoup pour peindre ce que je peins ? De peindre comme je peins, et pas autrement, oui ! Mais… en travaillant, je me demande ce qui va entrer dans la toile, forcément. Je pars d'une idée, on ne part pas de rien ; d'une idée vague. Il faut qu'elle soit vague. Si un peintre ne sait pas trop ce qu'il veut, ça ne fait rien. Pourvu qu'il sache très bien ce qu'il ne veut pas.

« Quand je gagne, je le sais. Si je me trompe, l'avenir choisira. C'est son métier d'avenir, non ? La suite au prochain numéro. Il y a des toiles auxquelles on fait des enfants ; d'autres, on ne peut pas. Les bonnes, après, elles nous guident. Des bâtons de vieillesse ! Il en sort, il en sort ! Comme des pigeons des chapeaux. Je sais ce que je veux, d'une façon vague, comme quand je vais commencer la toile. Alors, ce qui arrive est très intéressant. C'est comme les corridas : on sait, et on ne sait pas. Comme tous les jeux, au fond. Je peux dire : je fais des œuvres complètes ; ça, c'est pour le catalogue de Zervos. Mais pour moi… Si je regarde ma main, c'est le destin, elle change au cours de la vie, non ? Je veux voir pousser mes branches. C'est pour ça que j'ai commencé à peindre des arbres ; pourtant je ne les peins jamais d'après nature. Mes arbres, c'est moi.

 

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