Peak Island, 13 juillet 1965 – notice

L’accident de Peak Island, 13 juillet, au large de Singapour

«Je croyais, écrit Malraux censé arriver à Singapour, qu'il n'y avait plus de naufrage ? … A l'aube, une foudre horizontale fait frémir le Cambodge comme une boule de billard dans un trou. Tout tombe. Le bateau ne s'arrête pas. Je vais à la fenêtre de la cabine. Un pétrolier, le nez écrasé, se retire lentement du flanc de notre bateau. Pas de danger, sauf si nous coulons à pic : nous sommes dans les détroits, je vois la côte. La coque est trouée sur trente mètres, mais les passagers du pont, déjà éveillés, ont vu venir le pétrolier, et couru vers l'arrière. / Grâce aux hommes-grenouilles et aux pompes, nous atteignons un quai de fortune.» (Le Miroir des limbes, Œuvres complètes, t. III, «Pléiade», 280.)

Cet accident curieux semble avoir un écho chez Clara Malraux, elle qui ne se faisait aucune illusion quant à la légendaire mythomanie d'André. Elle raconte, dans un volume de ses mémoires publié peu après la parution des Antimémoires, un curieux naufrage qu'elle aurait vécu en compagnie de son mari avant l'arrivée à Saigon. Le récit se termine par ceci : «De cette aventure, aucun malaise ne nous resta, et si le don ne m'avait pas été donné de m'exprimer, rien même de tout cela ne nous serait arrivé — puisque je viens de l'inventer à l'instant.»
 
Cependant, l'accident du Cambodge n'est pas une invention d'André Malraux. Les archives de la Compagnie générale maritime (Le Havre) en témoignent. Voici quatre extraits du rapport du commandant Gaude, capitaine du paquebot.

L'accident

«Aperçu par tribord, presque sur l'avant à environ 1'5 un tanker faisant route au SW/SSW et dont le relèvement tombait sur la droite. Sifflé 2 coups brefs, barre à gauche toute, pour passer près de Peak Island, afin d'embarquer le pilote. Je confirmais ma manœuvre à deux reprises en sifflant deux coups brefs. A 06h31 mis en avant en route pour parer plus largement le tanker. Le pétrolier fait alors entendre un coup bref et infléchit sa route vers la droite. Stoppé aussitôt, battu en arrière bâbord et répété deux coups brefs à deux reprises. Le tanker continue son abattée, siffle 3 coups longs alors qu'il est à moins de 100 mètres de nous et nous aborde avec une bonne vitesse par le travers de la cale 3, à 06h32,5. Le cap du navire était alors 300°; l'abordage ayant lieu sous un angle de 120° environ. La position du navire, relevée à ce moment est 500 m dans le 100 de Peak Island. Mes feux étaient clairs. A 06h34 fermé les portes étanches. Mis bâbord en avant lente pour éviter un choc à l'arrière, et aussitôt passé celui-ci, venu en grand sur la gauche pour parer Peak Island. Le navire abordeur est le pétrolier KREBSIA, de la Shell Tanker. A 06h40 pilote à bord. Aucune victime parmi les passagers, aucune avarie apparente tant aux machines qu'aux appareils de navigation. La sonde prise aussitôt indique une hauteur de 1 mètre dans la cale 3. Pompé aussitôt. Fait route par la rade ouest. A 7h50 passé Tandjang Belayar. A 08h06 amarre à terre. A 08h30 terminé pour la machine, amarré poste 1/2, bâbord à quai. Sur rade, beau temps peu nuageux, faible brise de S.E. Mer calme, bonne visibilité.»

A Singapour, le constat des dégâts

«Constaté les dégâts suivants : enfoncement des couples nos 125 à 129 depuis environ 4 m 00 au-dessus de la quille jusqu'au pont D – Dislocation et déformation de 12 tôles de coque, avec brèche apparente. Déformation de la cloison étanche entre la cale 3 et compartiment des groupes électrogènes, déformation des ponts A-B-C, coupure des tuyautages d'incendie et des gaines de climatisation voisines. – Destruction partielle des cabines nos 43 – 45 – 47 – 49 -51 au pont C.- 3e maître d'hôtel, bureau de renseignements 3e classe, salle à manger 1re classe au pont 3. – Cabines nos 349 – 351 – 353 au pont A.- Importante entrée d'eau le long du couple 127 dans la cale 3 que les pompes ne peuvent étaler.- Essayé de confectionner un batardeau intérieur et de mettre en place un paillet.- Vers 11 h 00 l'eau affleure le plan supérieur des marchandises arrimées en cale, soit 2 m 25 environ de hauteur.- Réussi à étrangler l'entrée d'eau par l'extérieur avec l'aide d'un scaphandrier, et installé deux motopompes dans la cale afin d'aider à l'épuisement.»

Responsabilités

«D'ores et déjà, je proteste contre le navire KREBSIA, qui nous a abordés et je considère que cet abordage fautif incombe au KREBSIA du fait que a) ayant à manœuvrer moi-même, je suis venu sur bâbord en signalant ma manœuvre par signaux phoniques [;] l'application des règles de route par le KREBSIA, conserver sa route et sa vitesse, aurait évité l'abordage – b) absence de signaux phoniques de la part de l'abordeur jusqu'à 06 h 31, soit 1,5 minute avant la collision- c) vitesse trop grande du navire abordeur.- Pour ce motif, je rends le capitaine du KREBSIA responsable de toutes les avaries précitées.- Dès à présent, je fais toutes réserves pour les avaries qui pourraient être constatées aux œuvres vives et mortes du navire, ainsi qu'à la machine et à la cargaison, en sus de celles indiquées et toutes protestations, conformément, à l'article 435 du Code de commerce pour sauvegarder mes intérêts et ceux de qui de droit dans le règlement des avaries.- Réserve d'amplification.»

   
Réparations

«A 12 h 20 navire échoué [le 16 juillet]. Les réparations suivantes ont été nécessaires : changement partiel ou total des membrures depuis le couple 118 jusqu'au 134 depuis la tôle de bouchain jusqu'au pont D, avec les extrémités des barrots sous ponts A, B, C, D sur une longueur variable entre 1 et 3 mètres. […] Réparation de gaines de ventilation de circulations d'eau de climatisation, d'arrivée d'eau douce, d'évacuation aux expellers, d'installation Grinnell, de gaines et de câbles électriques. Le 3 août à 14 h 15 mis en eau du bassin jusqu'à 05 h 00. Le 4 août à 12 h 30 continué la mise en eau. A 13 h 28 navire à flot. A 14 h 24 paré à manœuvrer, pilote à bord. A 14 h 45 sorti du bassin. Manœuvré avec l'aide de trois remorqueurs. A 15 h 24 terminé pour la machine, amarré bâbord à quai, Chermin Quay.»

cp – 9 juin 2009

Eléments de bibliographie :

  • Commandant R. Gaude, Rapport général du voyage. Navire : Cambodge, voyage no 10-20-5 du 22 juin 1965 au 1er septembre 1965. (Archives de la Compagnie générale maritime, Le Havre. Inédit.)
  • Clara Malraux, Le bruit de nos pas, t. III : Les combats et les jeux, Paris, Grasset, 1969. Citation : p. 27.
  • Frank Lestringant, «La famille des “tempêtes en mer”. Essai de généalogie», Etudes de lettres, n° 2, 1984, p. 45-62.
 
© «www.malraux.org», Présence d’André Malraux sur la Toile», 2009.
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