art. 79, février 2010 • Jacques Lecarme : «Un point de rencontre : Malraux, Sartre, Roger Stéphane» (INEDIT)

En janvier 2007, dans le cadre d'un colloque organisé par notre collègue Jeanyves Guérin sur le militant, j'avais proposé une intervention intitulée : « Militant ou aventurier : Roger Stéphane, Malraux, Sartre ». Il s'agissait d'un livre, publié par Roger Stéphane en 1950, Portrait de l'Aventurier, comparant les parcours du français Malraux, de l'anglais Lawrence (d'Arabie), du prussien Von Salomon, et construisant le modèle d'une « éducation européenne », avec des traits communs et des choix idéologiques opposés. La préface de Sartre rebondissait sur la formule de Stéphane estimant qu'en 1950, le temps des aventuriers était révolu et que s'instaurait le temps des militants. Sartre, après s'être évertué à faire l'éloge du militant (que les jeunes bourgeois ne sauraient incarner, malgré leur bonne volonté), finissait par dire sa préférence pour l'aventurier, lequel a vécu jusqu'au bout sa condition impossible : « il témoigne à la fois de l'existence absolue de l'homme et de son impossibilité absolue». Il y a mieux : après avoir dit son attachement à la figure de Lawrence, Sartre réprouve, comme stérilisée, « une cité socialiste où de futurs Lawrence seraient radicalement impossibles ». On est en 1950 et Sartre n'est pas encore converti au communisme thorézien et soviétique comme il le sera en 1952 (curieux chassé-croisé : en 1950 il est méfiant envers le PC et l'URSS, et Merleau-Ponty très confiant ; en 1952, les positions seront inversées). Sartre est alors l'adversaire politique résolu de Malraux, et il cite assez négativement l'aventurier Perken à côté de Jean Genet (il est vrai que chez Sartre la négativité est un moment dialectique fondamental). Il n'empêche qu'il y a eu rencontre, via Roger Stéphane, sur l'exemplarité d'un parcours et d'une œuvre, celle de Lawrence, qui leur sert de héros commun et idéal, pour tous les trois.

J'avais écrit vingt-sept feuillets sur ce triangle compliqué et, resté un analphabète du clavier, appartenant à cette nouvelle classe de nouveaux illettrés, endurcis dans la manuscripture, je n'ai pas remis mon texte à l'éditeur : le volume est paru sans moi, et sans Malraux. Je comptais donc, cyniquement, vous le resservir, refroidi, mais réchauffé par des relectures. Or, je me suis aperçu que mon exposé faisait la part belle à Sartre, et peu de place à Malraux, parce que j'avais tenu pour pertinents les jugement de Stéphane sur Malraux, et sur la figure de l'Aventurier, laquelle confondrait ingénument la vie de l'auteur et le parcours de ses personnage. Mais Roger Stéphane, en 1950, interlocuteur de Malraux et spécialiste auto-proclamé, ne pouvait avoir lu ni Le Miroir des limbes ni Le Démon de l'absolu. En outre, en bon homme de gauche, il trouvait incohérent le parcours de Malraux, l'Archange de la Révolution internationale étant devenu le délégué à la propagande du RPF – cela ne passait pas à France-Observateur. Moi-même, en 2007 – et c'était ma faute –, je n'avais pas lu attentivement un texte à la fois capital et incompréhensible : la préface au Démon de l'absolu, où il n'est pas question de T. E. Lawrence, mais où il est traité du mythe de l'aventurier, selon des vues aussi catégoriques que ténébreuses. Donc, j'ai écarté mon travail d'alors, reposant sur des lectures insuffisantes, et j'ai essayé, comme il convient à un séminaire « Malraux », de recentrer la triangulation Sartre-Stéphane-Malraux sur Malraux. Je crains que mon pauvre Sartre ne bénéficie pas en ces lieux d'un préjugé favorable, surtout quand il édicte des jugements définitifs et successifs sur la marche du siècle entre 1945 et 1980. Autant d'illusions perdues, qui ne méritent pas notre dédain, à nous qui nous faisons forts de connaître la suite des temps.

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INEDIT / © www.malraux.org – texte mis en ligne le 17 février 2010

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