1967/11/09 • André Malraux : «Intervention à l’Assemblée Nationale, 9 novembre 1967»

André Malraux

Intervention à l'Assemblée Nationale, 9 novembre 1967

Présentation du budget des Affaires culturelles

 

Notre civilisation implique la rupture avec le passé la plus brutale que le monde ait jamais connue. Il y a déjà eu de grandes ruptures et en particulier la chute de Rome, mais jamais elles ne se sont produites en une seule génération. Nous sommes, nous, la génération qui aura vu le monde se transformer au cours d’une vie humaine.

Cette civilisation de transformation sans précédent est à l’écoute de tout le passé du monde ; c’est sur lui que nous branchons nos propres appareils.

J’aborde maintenant les objections les plus importantes qui ont été présentées à cette tribune.

Vous m’avez demandé, Monsieur Giscard d’Estaing, de vous répondre aujourd’hui à propos de l’exemption du droit de timbre pour les théâtres privés. La mesure que vous proposez nous semble souhaitable : nous avons demandé l’exemption, mais le Gouvernement ne la croit pas possible cette année ; la discussion n’est pas encore close.

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Je reviens alors à ce qui est l’essentiel de notre fonction. Pourquoi, en définitive, demandons-nous de l’argent et pourquoi nous en donne-t-on, car, après tout, ce qui nous a été accordé cette année était relativement considérable ? Pour toutes les raisons qui ont été exposées par M. Giscard d’Estaing, mais aussi pour d’autres raisons dont j’ai déjà parlé, dans cette enceinte, mais que je tiens à préciser aujourd’hui.

J’ai déjà dit que nous n’étions pas en présence d’un budget des beaux-arts à modifier ou à développer. Un phénomène nouveau s’est produit : dans cette génération unique qui voit la transformation du monde, la machine conquérante est apparue avec une puissance qu’on ne lui connaissait pas. Vous le savez, il n’y a aucune relation entre ce qu’ont pu être les actions des machines au XIXe siècle et ce qu’elles deviennent aujourd’hui.

Pour la première fois, nous assistons à un développement autonome de la machine. II repose sur un fait très simple : la machine et ses dépendances sont d’une telle importance que statistiquement tout ce qui est argent se dirige inévitablement vers elle. Lorsqu’une grande entreprise réalise des bénéfices énormes, que peut-elle en faire ? Quel qu’il soit, le luxe déployé est sans commune mesure avec la grandeur des bénéfices des entreprises modernes : on n’achète pas des châteaux tous les matins. En conséquence, ou bien l’entreprise se développe, c’est-à-dire que la maison Peugeot, par exemple, qui a réussi dans le cycle, fait de l’automobile et que, si elle réussit dans l’automobile, elle fera de l’avion : ou alors, ses bénéfices vont à une banque, laquelle banque investit dans les machines l’argent dont elle dispose.

C’est pourquoi nous voyons le machinisme prendre cette puissance extraordinaire et les investissements atteindre des proportions colossales et se diriger exclusivement vers les industries de pointe, contraignant tous les pays à se soumettre à la loi de la civilisation machiniste.

Or, pour la première fois, cette civilisation ne sait plus quelle est sa raison d’être. Celles qui nous ont précédés savaient ce qu’elles étaient, et le savaient si bien que – je l’ai déjà dit – une conversation entre un pharaon et Napoléon était parfaitement concevable ; c’était le temps des grandes civilisations agraires. Mais déjà, une conversation entre Napoléon et un chef d’État moderne ne serait plus possible parce que les données ont complètement changé.

En face de la machine qui devient victorieuse, en l’absence de conscience de civilisation, se dresse cet étrange retour au passé dont je vous parlais tout à l’heure.

 

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