art. 126, avril 2012 • Claude Pillet : «Les charges mystiques les plus significatives des “Noyers de l’Altenburg“ et du “Miroir des limbes”» (Inédit)

Puisque le mot mystique est fréquemment galvaudé (on se souvient de certaine réflexion salutaire de Jean Baruzi à ce sujet) et que son emploi abusif peut aboutir à en étouffer toute signification véritable, il semble nécessaire de commencer par préciser dans quelle acception on va l'entendre ici. J'ai évoqué Baruzi à dessein, pour préciser que c'est à lui que j'emprunterai telle signification ou telle notion qui permettront de comprendre comment on peut pratiquer ou plutôt esquisser une lecture «mystique» des Mémoires de Malraux.

Baruzi, comme d'ailleurs après lui et autrement Charles André Bernard ou Jean-Pierre Jossua par exemple, signale trois traits propres à «l'intelligence mystique» qui sont parfaitement centraux et essentiels à une compréhension claire du phénomène mystique : les rapports au silence et à la religion, et l'avènement d'un nouveauté radicale.

Si le mysticisme le plus connu et le plus étudié en Occident relève du christianisme, il semblerait bien que l'intelligence qu'il suppose (ou telle pratique de l'intelligence ou de la spiritualité qu'elle induit) ne se limitât pas à lui. Baruzi note avec fermeté que «la mystique n'est pas essentiellement liée à la religion en tant que religion» et ajoute qu'«elle existe et peut se fonder elle-même». D'autres iront plus loin et tout autrement et parleront de «mysticisme athée» (Jean-Claude Bologne) ou de «mystique sauvage» (Michel Hulin) non pour inverser le processus de resserrement sémantique réclamé par Baruzi, mais pour montrer que toute expérience mystique authentique concerne bien l'humanité profonde et essentielle, universelle même (celle qui préexiste en quelque sorte aux manifestations culturelles diverses dont elle est capable ?), ce terrain vif, pourrait-on dire, que le Christ choisit d'habiter et qu'il assume pleinement (c'est peut-être parce qu'il l'assume qu'il fonde la plus glorieuse et la plus pérenne pratique mystique). Selon ce point de vue, si l'expérience mystique reste rare et discrète dans ses traits, elle est possible (théoriquement) partout où il y a l'homme et partout où il y a l'esprit – on devrait ajouter sans doute partout où il y a le cœur –, si tant est que l'intelligence mystique relève de l'intelligence spirituelle et thymique.

Si la mystique a partie liée au silence, ce n'est pas par choix expressif, on le sait bien. C'est certainement parce qu'il est l'indicateur nécessaire de sa rareté et de sa discrétion, elles-mêmes signes extérieurs de son avènement dans le secret du cœur. «[…] La pensée mystique, en ses plus hauts moments, se complaît en un silence […] dont le mystique, au plus profond de la contemplation, est le seul témoin», écrit Baruzi. L'événement mystique est secret (c'est le sens même du mot mystique) non qu'il n'aime pas les bruits mais parce que le silence qui l'accompagne est la seule forme sensible qu'il puisse prendre.

Michel de Certeau a montré à quel point l'expression verbale de l'expérience mystique peut surmonter cette sorte d'aporie dans laquelle elle semble se fourvoyer. C'est même sa capacité à surmonter toute impasse, sans doute tout silence comme toute incapacité à exprimer ce qui semble être l'inexprimable, qui la caractérise le plus. On sait son goût des figures de style manifestant l'impossibilité, l'impasse, l'erreur ou l'échec ; on connaît son recours aux images du renversement, de l'inversion, de la contradiction et du paradoxe. Il faut comprendre que ce recours à ce type de langage participe intimement au processus mystique même qui tord l'esprit comme un linge ou qui retourne la conscience comme un gant. Le dispositif verbal (qui varie évidemment d'un écrivain à un autre, ou d'un courant de sensibilité littéraire à un autre) est inévitablement, dans le cas de l'expression littéraire d'une expérience mystique, le médiateur par lequel tel fait de vie «secret» passe du silence vécu à son sens exprimé, et, aboutissant à ce sens, traverse l'impasse du langage en le retournant pour dire à quel degré l'expérience vécue fut elle-même un retournement. L'être qui a traversé la nuit pour découvrir un matin renouvelé, d'obscurité mortifère deviendra lumière vivante, de silence deviendra texte, de fait dénoté et référentiel deviendra sens symbolique et poétique et, cela assumé, de chose dite deviendra être vrai. Et cette vérité ne sera atteinte ou accomplie que si l'être dont il s'agit est, au bout de cet étrange processus de retournement, complètement renouvelé lui-même, tout retourné qu'il est littéralement pourrait-on dire.

Peu de confidences chez Malraux, on le sait, et encore moins de signes d'une quelconque vie spirituelle intime. C'est dire que nous n'avons pas, chez lui, de récit d'expérience mystique. Rien qui soit référentiel en tout cas. Rien non plus qui relèverait d'une forme d'expression que nous pourrions qualifier de baroque et qui cultiverait systématiquement ces figures du renversement et cette pratique du paradoxe dont il vient d'être question. Pourtant les signes de quelque chose qui s'apparente à tel processus de renouvellement ou à telle pratique du renversement total sont nombreux dans toute son œuvre et particulièrement manifestes, à mon sens, dans ses Mémoires, à commencer par le titre qu'il leur donne : Le Miroir des limbes dont le sens échappe encore, semble-t-il, à l'exégèse malrucienne. Même type d'énigme quoique un peu plus facilement explicable pour le roman intitulé en 1943 La Lutte avec l'Ange. D'ailleurs Malraux liera lui-même ces deux titres dès le texte liminaire de ses Antimémoires (autre titre étrange, n'est-ce pas ?) : «Ce livre s'appelait La Lutte avec l'Ange, écrit-il. Qu'entreprends-je d'autre ?», y écrit-il page 13 (OC3).

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© Présence d’André Malraux sur la Toile / www.malraux.org

Texte mis en ligne le 16 avril 2012.

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