art. 160, juin 2013 • Auguste Soulé : «De la pratique des essais dans les années 1920» (PAM n° 3, 2003)

Dans les années 1920, la littérature française a connu une floraison peu commune, comme si la victoire incontestable de 1918, sur le plan militaire et populaire, s'était prolongée dans la création et dans la culture avec un éclat sensible aux contemporains. Certes, dans cette entre-deux-guerres, le roman sera le genre roi, et Malraux, Montherlant, Mauriac, Morand, Bernanos, Maurois, Drieu s'imposeront au grand public par des romans de grand style et de ton nouveau. On a rarement vu une génération triompher d'emblée, comme si elle était sortie toute armée d'une guerre, faite ou au moins vécue. Mais les sept romanciers cités ont aussi retenu l'attention des lecteurs et des critiques par des essais mémorables, engendrant débats et polémiques : c'était un temps où toute la vie intellectuelle s'organisait autour de textes littéraires, desquels on exigeait originalité, éclat, énergie, conviction. C'était aussi l'âge d'or des revues littéraires ou des journaux faisant aux lettres et aux arts une place majeure (et peut-être excessive). Si un Gide, un Valéry, un Maurras, un Benda, un Berl ont pu exercer une telle emprise sur les esprits, c'est qu'on leur reconnaissait à chacun un style inimitable, un art d'écrire sans pareil. Cette primauté du littéraire sur le débat intellectuel n'était jamais apparue en France, et elle ne s'est pas maintenue : il suffit de feuilleter les essais les mieux vendus aujourd'hui pour se convaincre de leur médiocrité indifférenciée. On ne saurait, dans cette production si conformiste, reconnaître une seule signature. Il en allait tout autrement dans les années 1920, qu'on a dit folles, et qui furent avant tout brillantes et profondes.

André Malraux quant à lui (si l'on met à part ses Lunes en papier et son Ecrit pour une idole à trompe, restés sans grand écho), entre dans la notoriété avec sa Tentation de l'Occident (1926), que les éditeurs de la Bibliothèque de la Pléiade font figurer dans les romans, mais que tous les critiques ont classé comme un essai, certes dialogué puisque s'y répondent les voix d'un Chinois et d'un Français. Deux ans plus tard, dans un prestigieux volume de la collection « Les Cahiers verts » (qui devait être le dernier de la série), sobrement intitulé Ecrits, Malraux, après André Chamson, donne un manifeste de génération, marquant l'entrée en fanfare « d'une jeunesse européenne ». Si le roman Les Conquérants (1928), découpé dans les livraisons de La NRF avant que d'être publié en volume, a totalement légitimé Malraux dans l'esprit de ses grands aînés, il ne faudrait pas oublier que dès 1921, dans la même revue, le jeune Malraux donnait des notes tout à fait éclairantes, où l'on retrouve les vertus du préfacier des années 30 et les thèmes futurs des grands écrits sur l'art des années 1950 à 1970. Malraux a pu renoncer au roman, sans grand déchirement et sans nostalgie, à partir de 1943. Il a pu mettre fin à ses vies révolutionnaires, d'homme de parti, de ministre. Mais, jusqu'à ses derniers jours, son génie de l'essai, allant du plus bref au plus ample, n'a cessé de grandir, suscitant des chefs d'œuvre aux registres très variés. Ni traités, ni précis, ni histoires, c'est encore de l'essai, dans toute l'ouverture que la tradition française donne à ce terme, qu'ils relèvent, c'est-à-dire du genre le plus ouvert, depuis le précédent de Montaigne. Ni fiction, ni diction, ni prédication, ni illustration, ou peut-être tout cela à la fois dans une forme toute neuve. Si l'on cherche le testament de Malraux, on le trouvera évidemment dans L'Homme précaire et la littérature, cet essai posthume auquel l'inachèvement donne une dimension visionnaire et prophétique. Comment résister à la tentation de la métaphore rugbystique ? Malraux a toujours su transformer ses essais selon la parabole du ballon ovale entre les poteaux du but. L'art de l'essai est aussi un art de la communication victorieuse. On en dirait autant de l'art de la préface, auquel excelle le jeune Malraux, et de celui de l'interview, auquel le Malraux des derniers temps s'est peut-être trop complu. Les années 1920 ont d'ailleurs vu la littérature s'inventer de nouveaux parcours vis-à-vis du public. Les cinq séries d'Une heure avec… enregistrées par Frédéric Lefèvre et regroupant les entretiens des Nouvelles littéraires, marquent la montée en puissance journalistique de l'entretien, qu'on appelle désormais l'interview, trajet oral qui, entre l'auteur et le lecteur, court-circuite le livre même, au prix d'une simplification abusive du propos. Bernard Grasset invente des techniques de lancement de ses auteurs (dont Malraux) et des événements mondains à fonction publicitaire. Malraux lui-même s'est fait journaliste et éditeur. En 1929, il fait le tour de ses amis pour composer un Tableau de la littérature française, offre à Drieu l'étude sur Diderot, à Suarès cette sur le cardinal de Retz, à Berl un portrait de Chamfort. Ce tableau ne paraîtra que dix ans plus tard, sans que Gide, dans sa patriotique préface, signale qu'il s'agit d'un projet efficacement enclenché par Malraux. Or ce tableau est bien à la fois le chef d'œuvre de l'essai littéraire et la quintessence de l'esprit NRF.

 

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© www.malraux.org / Présence d’André Malraux sur la Toile

Texte mis en ligne le 10 juin 2013

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