art. 219, mai 2018 | document • Nehru : «Mes prisons» (1952)

Présence d'André Malraux sur la Toile, article 219, mai 2018

Revue littéraire et électronique de <www.malraux.org> / ISSN 2297-699X


 

Jawaharlal Nehru, Ma vie et mes prisons, Paris, Denoël, 1952, p. 272-283.

 

Les passages remarqués par Malraux sont en gras.

 

Les livres de voyages étaient toujours les bienvenus pour moi, voyageurs de l'antiquité (Hiuen Tsang, Marco Polo, Ibn Battuta) ou modernes, comme Sven Hedin et ses randonnées à travers les déserts de l'Asie centrale, ou Roerich et ses étranges aventures au Thibet. Les albums de photos également, ceux de montagnes et de glaciers ou de déserts, surtout, car, en prison, on rêve d'espaces immenses. J'en avais quelques-uns, excellents, sur le mont Blanc, les Alpes, les Himalayas; et je les ouvrais souvent pour regarder des images de glaciers, quand la température montait à 40° ou plus dans ma cellule ou mon baraquement. Les atlas étaient passionnants, réveillaient toutes sortes de souvenirs ou de rêves de vagabondages. L'envie de revoir ce que l'on avait vu, d'aller visiter dans la réalité ces grandes villes, ces montagnes, ces mers que symbolisaient, comme autant d'invitations au voyage, ces points plus ou moins gros, ces hachures et ces ombres de relief, ces taches bleues, l'envie d'explorer toutes les beautés de ce monde, d'assister aux conflits innombrables et aux luttes d'une humanité changeante… oui, la nostalgie de tout cela vous poignait à la gorge, et l'on se hâtait douloureusement de refermer l'atlas et de le ranger, pour revenir aux murs bien connus et à la morne routine quotidienne.

Au cours de ces quatorze mois et demi que je passai à Dehra Dun, dans ma petite cellule, je finis par avoir l'impression que je faisais réellement partie de la prison, et plus encore de l'espace étroit où je vivais. Celui-ci, je le connaissais par cœur, dans ses moindres détails : chaque tache, chaque trou des murs crépis, du sol irrégulier, du plafond aux chevrons mangés de vers. Dans la petite cour extérieure, je saluais chaque brin d'herbe, chaque caillou, comme une vieille connaissance. Et, au fond, je n'étais pas seul dans ma cellule : plusieurs colonies de guêpes et de frelons l'habitaient avec moi; des quantités de lézards cherchaient asile derrière ses poutres et je les voyais sortir le soir, en quête de proies. S'il est vrai que les pensées et la vie émotive laissent une trace sur le décor matériel de la vie, l'air même de cette cellule doit en regorger, et chaque objet de ce bout d'espace doit en être comme enduit.

[…]

Le printemps était très agréable, à Dehra, et beaucoup plus long que dans les plaines. L'hiver avait presque entièrement dénudé les arbres. Et soudain, il se fit comme un tressaillement en eux; on eût dit qu'ils s'enveloppaient d'un air de mystère, comme si quelque chose de secret se mijotait dans la coulisse. Et, à mesure que passaient les jours, j'avais la surprise de découvrir constamment de nouveaux brins de vert qui me regardaient malicieusement. C'était gai, cela vous redonnait du cœur. Et puis, presque d'un seul coup, les feuilles furent là, par millions, qui luisaient au soleil et frétillaient sous la brise. Le miracle de cette brusque métamorphose du bourgeon en feuillage !

Jamais encore je n'avais remarqué que les jeunes feuilles du manguier sont d'un brun rougeâtre, un peu rousses, et rappellent étonnamment les teintes que prennent à l'automne les montagnes du Cachemire. Et puis elles changent rapidement de couleur et virent au vert.

 

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