art. 227, août 2018 | document • Quelques textes de Clara Malraux significatifs pour l’oeuvre d’André Malraux

Clara Malraux,  Le bruit de nos pas, II, Nos vingt ans, 1966, p. 78-80.

 

Il y eut – début 1923 me semble-t-il – la visite chez nous d'Alfred Salmony, attaché au musée de Cologne, peut-être même directeur, formé par l'archéologie et l'expressionnisme. Pour moi, une des premières personnalités nées de toutes les rencontres faites par ceux qui alors avaient trente ans. Il préparait une exposition d'art comparé, non point telles que nous les avions connues jusque-là, jouant presque uniquement sur le bassin méditerranéen, mais rapprochant en un curieux raccourci les formes d'art auxquelles nous pouvions être sensibles.

D'une serviette posée contre son fauteuil il sortit, puis mania avec une adresse de caissier, une liasse de photographies qu'ensuite, quand elles furent étalées sur la table, il rapprocha les unes des autres selon une volonté subtile. Ce fut là que la première fois je me trouvais devant une sculpture Thai. Puis ce fut le mariage d'une tête Han et d'une tête romane.

Bouleversés, nous nous tenions devant ces connivences nouvelles pour nous, nous demandant si les volontés qui avaient suscité ces œuvres voulaient atteindre une même zone de sensibilité ou si, au contraire, leurs parentés se limitaient aux seules formes.

Salmony s'en fut, laissant chez nous quelques-unes de ses précieuses photos, laissant aussi, mais en nous, l'intuition d'une prise nouvelle sur l'univers.

Le soir, souvent, mon compagnon étalait sur le vaste plateau que l'on pouvait retourner pour qu'il présentât une surface moins vulnérable que sa laque noire – des papiers recouverts de caractères d'imprimerie, d'ornements typographiques, d'illustrations; après quoi, muni de ciseaux et d'un pot de colle, il «montait» des livres, comme une couturière une robe.

Je regardais naître un objet, opération qui m'a toujours émerveillée, à laquelle j'avais déjà, sous une autre forme, participé puisque j'avais naguère appris à fabriquer des chapeaux. La main qui prend et fixe, suscite et modèle n'a point encore fini de m'éblouir. A l'opération magique de nombre de nos veilles je ne participais que par cet éblouissement. Les talents de mon compagnon s'exerçaient sur des œuvres diverses. Certaines étaient destinées à un jeune éditeur ayant pignon sur rue et dont les parents se trouvaient être amis de ma mère. Prudente, j'avais empêché que ma famille allât, avant notre mariage, prendre auprès d'eux des renseignements sur mon future époux. Autant laisser planer quelques doutes sur des fonctions qui me semblaient assez incertaines, puisque j'étais décidée à ne pas tenir compte des réalités extérieures à nos rapports. J'acceptai donc sans contrôle aucun l'affirmation – vraie d'ailleurs – que mon compagnon avait d'abord recherché, pour un libraire-éditeur du passage de la Madeleine, des éditions rares, puis préparé une édition de textes de Laforgue et qu'enfin, paré du titre légèrement pompeux, étant donné la modestie de l'entreprise, de directeur artistique, il travaillait chez un autre libraire-éditeur, d'esprit assez ouvert pour accueillir des auteurs à demi inconnus.

Assez vite, cependant, la relative régularité de présence qu'exigeait cette fonction – qu'on la qualifiât d'une façon ou d'une autre – semblant incompatible avec notre humeur voyageuse, mon compagnon l'abandonna. C'est alors qu'ils se cantonna dans l'établissement de textes libertins, illustrés non moins libertinement. Je ne sais comment, au début, fut écoulée cette aimable production; plus tard P. P., aidé d'un certain Bonnel, se chargea, fort efficacement, ma foi, d'une distribution à peine clandestine en cette heureuse époque. Rien dans cette entreprise ne me choquait; au début, peut-être me surprit-elle; j'avais ignoré jusque-là ce genre d'activité. Puis elle m'amusa d'autant plus qu'elle se paraît de quelque danger.



Clara Malraux, Le bruit de nos pas, IV, Voici que vient l’été,  1973

P. 116-117

Dans des jardins de miniatures, sous des grenadiers en fruits, André poursuivit une véritable quête métaphysico-religieuse. Les soufis nous présentèrent un chiisme bien attirant. Ali, élu du Seigneur et vaincu, nous fit accéder à un islam moins triomphant que le sunnisme, présentant parfois des traits de réincarnation dus peut-être au voisinage de l'Inde. Mais il arrivait que ce fussent les Iraniens qui nous interrogeaient. «Croyez-vous en Dieu ?» nous demanda dès notre première rencontre Moussa Saïdi, jeune Juif marchand de «curios». Se soucier du sens possible de notre présence terrestre semblait aussi naturel là-bas qu'ici de débattre du temps qu'il fera. Il reste que les mosquées n'étaient guère fréquentées alors et les interdits de moins en moins respectés : si à notre premier voyage – nous en fîmes trois en Perse – on ne tenait guère à nous servir le thé familier dans le petit café de la Meïdan Shah – peut-être même détruisait-on les verres dans lesquels nous avions bu – l'année suivante on nous accepta comme des habitués et la dernière fois on nous héla au passage.

Si les informations pittoresques viennent de toutes parts, celles plus sérieuses nous viennent de Brasseur. Très vite, il nous met en rapport avec ce qu'en Europe on appellerait des philosophes et qui là-bas, pour la plupart, sont plus ou moins des chefs religieux, créateurs de sectes. «Depuis que règne ici une certaine tolérance, chaque Persan est à la recherche de son identité religieuse, exercice acrobatique s'il en est. Comme on ne sait à peu près rien du zoroastrisme chacun invente des zoroastrismes personnels. Les Persans sont tourmentés par la métaphysique.»

Ils l'étaient en effet; chez Brasseur défilait un carrousel d'hérétiques, le plus curieux étant le petit-fils du loup, descendant de ce Premier ministre qui fit tuer près de cent mille disciples de Beha Allah, fondateur du béhaïsme. Juste retour des choses, on prétendait que le Shah Riza Han y adhérait secrètement. Ecrasé par l'héritage grand-paternel, le petit-fils du loup traversait les religions au pas de charge : il y avait eu, bien entendu, l'étape béhaï, puis la chrétienne, d'autres encore. Il en était au bouddhisme lors de notre rencontre.

P. 128-139

Et maintenant, oyez l'histoire, des vraies têtes bouddhiques, de celles qui authentiquement traversèrent les siècles pour se blottir dans le creux de nos mains, à seule fin de compenser notre échec cambodgien, de permettre à mon compagnon de dire : «Je rate une première fois, je réussis la seconde» ou encore : «Je mens, puis mes mensonges deviennent vérité.»

Les montagnes qui nous entourent se nomment Himalaya : déjà l'an dernier, nous les avons abordées par un autre côté par Darjeeling, où l'on trouve de belles turquoises. Et aussi de vrais bonzes dans des couvents de bois luisant. Et aussi de terribles fresques qui montrent ce qui attend des pécheurs comme nous. Peut-être, à Darjeeling, sous la menace de tant de châtiments multiformes, serions-nous restés à l'intérieur des normes morales.

Mais nous étions à Srinagar, sur un house-boat, avec quelques Anglais – peu – à l'horizon. Le temps passait mollement; j'avais presque la possibilité de réfléchir aux difficultés de la vie féminine en cette année de grâce 1931 et plus particulièrement à celles rencontrées par une femme mariée à un homme de génie mythomane, le tout en me balançant sur le long fauteuil à bascule qu'est un house-boat ancré sur la Djeloum. Ce jour-là, j'étais fatiguée ou paresseuse, André partit seul se promener.

Rêvasser plutôt que penser.

Ce paysage presque familier, ces jardins, dont André a si bien parlé avant de les connaître, ils ont été tracés par des architectes persans. En dessous de nous, dans le Bengale, le Shar-Bagh aussi. Le verrai-je un jour ? Elevé au souvenir d'une femme, il est tout blanc, comme devait être son âme, comme étaient peut-être ses robes. Un saut jusqu'à Agra ? Pas question, c'est déjà bien beau d'être arrivé jusqu'ici, il va falloir prendre par le plus court pour rentrer chez soi, Herat, Ispahan. Peut-être même emprunter quelques «phynances» à Brasseur.

L'année dernière nous avons pu pousser une pointe jusqu'à Bouchir. La pire chaleur de ce pauvre monde. La nuit, les murs des maisons se renvoyaient la chaleur comme un miroir des rayons. Que faisions-nous là-bas ? Rien, nous y avons été. Mais cela a compté, la rencontre dans cette étuve, avec ce personnage tout de pièces et de morceaux : Jacobsthal qui devint Jacosta. C'est lui qui nous apprendra qu'au Yémen, où les Européens ne peuvent aller, se trouve Sanaa, la ville de la reine de Saba, la reine de Saba, une de mes grand-mères comme de juste. Lui, il y a été. Ses récits sont beaux et imprécis. Peut-être, là-bas, pousse-t-il des statues qui attendent qu'un amateur les cueille. Derrière des dunes en or, des palais éboulés plus beaux que le Parthénon – que je n'aime qu'au soleil couchant. Les caravanes ressemblent à des processions de fourmis processionnaires. André veut se joindre à l'une d'elles avec Jacobsthal. Cela durerait des mois, romantiquement. Deux ans plus tard, ce beau projet se transformera en une brève et stérile expédition aéronautique.

Je ne le sais pas encore, installée que je suis sur ma chaise longue. Tiens un homme, deux hommes serrés dans le caftan bicolore. Ça doit être chaud. Le turban aussi d'ailleurs. Ils ont des baluchons à la main. Le Piggin-English, je le comprends suffisamment pour rejeter leur proposition d'achat. Ils insistent :

— Regardez nos curios.

— Ils ne m'intéressent pas. Je viens du pays où il y a les plus beaux curios du monde.

— Oui, mais.

— Non.

— Peut-être quand même, nous avons…

— Vous n'avez pas ce que je désire.

— C'est quoi ce que vous désirez ?

— Les têtes blanches que l'on trouve dans la terre et que les Anglais interdisent de vendre.

J'ai dit cette phrase comme j'aurais dit : «Je veux que vous m'aidiez à continuer le voyage. A ne pas reprendre un quotidien auquel je ne peux me plier.»

Les deux hommes se regardent. Dois-je écrire que l'un d'eux avait une barbe teinte au henné ? Pourquoi pas. J'ai oublié si cette précision est vraie – autant la donner ! «Des têtes blanches que le gouvernement ne veut pas que l'on vende, nous en avons; beaucoup même.»

Ah, oui, ils veulent me faire croire qu'ils sont des sorciers, ils sortent une poudre de perlimpinpin : «Jouets pour touristes, je vous baptise statues gandhariennes.» Et les siècles de s'abattre sur la poupée du coin. Je ris : «Vous les avez fabriquées tout à l'heure, vos têtes blanches ?»

Indignation orientale; puis un récit très lévi-straussien, autour de la fille du frère de la belle-mère qui venait de mourir et devait donc être enterrée «pas tout à fait en bas», à la limite du Pendjab (je crois que c'est cela qui est devenu le Bangladesh) et les derniers vallonnements du Cachemire. On creuse, bien entendu, et l'on découvre des catacombes peuplées de ces machins inutiles, peut-être dangereux pour la sécurité d'un honnête commerçant puisque les autorités exigent qu'on les leur remette. A tout hasard, après s'être assuré que la nouvelle ne s'est pas trop répandue, on transporte les intrus jusque dans une maison de Rawalpindi en attendant on ne sait quoi, peut-être simplement qu'André et moi nous intéressions à eux. Voilà qui est fait ou va être fait. «Revenez demain», ai-je dit aux deux marchands.

Je raconte l'histoire à mon compagnon, tandis que les haleurs déplacent le house-boat dans une grande rumeur de proclamations de foi : «Allah, Allah, Mousselman.» Il en va ainsi dès que nous bougeons de quelques mètres. Dire que nous avons cru pouvoir travailler sur ce bateau !

— Ils vous ont décrit ces têtes ?

— Non, d'ailleurs ils ne savent pas assez d'anglais.

— La région n'est pas mauvaise.

— Il faut savoir jouer aux dés.

Nous ne faisions rien d'autre depuis que nous vivions ensemble ! Alors pourquoi ne continuerions-nous pas ?

«On y va», me dit-il après avoir rencontré les deux marchands. Nous n'en savons toujours pas plus long. Nous ne savons pas non plus comment nous continuerons notre voyage, arrivés à Rawalpindi qui n'est pas précisément sur le chemin du retour. Bah, au besoin nous nous adresserons au consulat de France; il doit rapatrier les Français démunis. Depuis des années savoir cela nous rassure, comme si nous portions une ceinture de sauvetage. Sur ce, nos Hindous nous fixent un rendez-vous au coin d'une ruelle de Rawalpindi, pour un jour précis – passe encore – pour une heure précise – nous sommes en Orient ! Pas question d'adresse, ni même de noms, nos gars craignent de se compromettre.

Munis de ces indications, nous partons trois jours plus tard, dans une voiture de location. On descend; bien entendu on descend : de cinq mille mètres, accompagnés d'une Djeloum qui, sachant qu'elle dispose de tout son temps pour aboutir dans la plaine, va de droite à gauche, sautille, bruisse, s'apaise, bouillonne. Le paysage passe de la Suisse à l'Italie. Le soir tombe, nous nous arrêtons dans la forêt noire. Pins et pelouse : ce n'était pas la peine d'aller si loin, pour passer la nuit dans mon enfance. L'endroit s'appelle Murry. Au matin on repart; cette fois on quitte l'Europe. Touffeur, chaleur moiteur, terre rouge, rizière. Et l'amusement de ne pas savoir ce qui nous attend. Peut-être un traquenard. Nos rapports avec les statues ont toujours été un peu ambigus. Si quelque archéologue rancunier avait concocté un sale coup ? J'ai trop d'imagination, le plus vraisemblable est que nous n'allons rien trouver, sinon des pierres taillées selon les goûts du siècle dernier, copies de ce que les Hindous voient dans les églises et les cimetières chrétiens. Je dis à André : «Nous allons découvrir un dépôt de saint-sulpiceries !» Il rit, je ris, mais nous n'avons pas l'argent du retour.

L'horizon verdit, cette fois nous sommes dans la plaine avec des rizières, des buffles du même gris que les nuages. Pas très drôle, ce Béloutchistan. D'une chaleur plus désagréable même que celle de l'Indochine. C'est à ce moment, précisément, que la voiture s'arrête de rouler. La chaleur augmente. J'attends que le chauffeur descende, accompagné de son inévitable aide et prononce le mot rituel «puncture» Mais non, il se tourne vers nous et sourit. Aimable, il articule : «It does not work !» Il ne marche pas. Alors, comme nous sommes très intelligents et que nous commençons à connaître l'autre continent, nous comprenons : le moteur est mort; nous avons descendu le plus clair de l'Himalaya en roue libre.

Rois fainéants sans faste, nous pénétrons dans Rawalpindi grâce à deux buffles attelés devant la Ford. Mon œil étant habitué aux maisons de pisé d'un rose grisâtre, aux drapés rouge criard des femmes, aux enveloppements de toile blanche tachée des hommes, rien ne m'empêche d'être prise par l'inquiétude : un rendez-vous en Orient est déjà chose hypothétique. Nos bœufs archaïques vont à un rythme moins rapide qu'une voiture… Et puis, il me semble que l'on nous a conseillé de passer inaperçus et notre attelage serait plutôt fait pour attirer l'attention. La foule de plus en plus grouillante semble, grâce au ciel, absorbée par sa propre existence; nous avançons lentement, mais nous avançons et voilà qu'en dépit de mes prophéties défaitistes – question d'habitude du groupe ethnique auquel j'appartiens – nous nous trouvons devant un mur semblable à tous les autres de cette ville, étayé de déjections, orné de trous, contre lequel s'appuient – depuis combien de temps ? – nos marchands de curios. Peut-être vaut-il mieux que nous arrivions au lieu fixé pour notre rendez-vous une heure après le moment convenu. Nous suivons à pied nos hommes, englués de sueur. Qu'allons-nous trouver derrière cet entrelacs de murs ? La chaleur et l'attente me rappellent Banteaï Srey. Une fois encore nous sommes devant un espoir saugrenu – qui va peut-être tourner en défaite, nous répétons nos gestes de naguère mais avec moins de gravité puisque tout de même nous avons une position de retrait, nous jouons en mineur la pièce que nous avons déjà jouée en majeur. Mais que ferons-nous si nous nous trouvons devant la police anglaise ? Avec quel argent rentrerons-nous en Europe si notre présence ici n'aboutit qu'à un marché aux puces ? Il faut prendre l'habitude de ne pas réfléchir quand on est embarqué dans l'action. Nos hommes nous précèdent comme au Cambodge notre guide; les voilà qui poussent une porte, pénètrent dans une cour, adressent quelques mots à un grouillement de femmes et d'enfants puis se décident enfin à tenir compte de nous. Un signe, encore une porte poussée et, dans une pièce demi-obscure nous discernons, éparpillées sur la terre battue, serrées comme les galets d'une plage, grosses certaines comme des pastèques, des têtes gréco-bouddhiques. Tout ce qui s'agita sur cette plaque tournante de l'Asie est là dans sa quotidienneté; non pas seulement des grands, des Bouddhas ou des princes mais des adolescents qui ne savent pas encore qu'ils seront élus, des marchands soucieux du sort de leurs caravanes, des vieilles femmes désolées ou résignées, des jeunes femmes pleines d'attente, tout ce qui vécut et mourut dans une Asie centrale florissante. Je regarde, éblouie comme de juste. Puis un fou rire me saisit. Les voies du Seigneur sont détournées.

Toute de même, il faudra que nous les payions ces têtes de contes de fées, nous qui possédons toute juste de quoi tenir ici une dizaine de jours dans un hôtel européen. Je sais bien qu'il y a le consul mais le consul ne peut servir qu'à nous rapatrier. Reste de télégraphier à Gallimard, lui expliquer… quoi au juste qui soit clair pour lui et obscur pour la police locale ? Nous y parvenons. Gaston doit être aussi ébloui que nous puisque après cinq jours d'attente, d'angoisse, d'amour platonique et passionné, nous pouvons devenir les maîtres d'une partie des têtes, torses et jambes parfois reliés les uns aux autres. Il faut choisir. Après avoir baptisé les têtes, nous nous les passons comme des joueurs de football les ballons : «Donnez-moi Saint Louis» (il lui ressemble vraiment avec sa couronne gothique), «en avant le sourire de Reims; oui, je veux bien de la Belle Ferronnière, que pensez-vous de Duguesclin ?»

Notre tas grossit de pièces de premier choix. Si l'on opérait un tri de second choix qu'on ferait venir plus tard, quand le hasard nous en fournirait les moyens ? On re-trie. Il reste encore de quoi faire des heureux. Le travail achevé nous nous trouvons devant une autre étape : discuter des prix et de l'expédition. Curieusement, les prix se règlent vite et plus bas que nous l'aurions imaginé : peut-être ne tient-on pas tant à garder des objets interdits en ce lieu familial, situé au milieu d'une ville. Quant à l'expédition, elle présente des difficultés, les colis seront nombreux, la douane est sévère, l'interdit concernant le trafic des pièces archéologiques observé avec rigueur. Emporter ces objets encombrants avec nous serait répéter Banteaï Srey; son début aussi était une réussite…

J'entre en pourparlers – en Piggin-English toujours – avec nos vendeurs qui semblent un peu inquiets, mais, eux, parce qu'ils redoutent que nous n'accomplissions pas l'achat. Entre eux, ils se mettent à discuter contrôles, interdits, sans doute. Puis, c'est l'illumination. A Bombay, le chef de la douane est le frère de la mère du cousin d'une belle-sœur – toujours Lévi-Strauss. Je comprends qu'on pourrait intéresser le vague parent à l'affaire. «Il faudra nous rendre à Bombay ?» «Non inutile d'éveiller l'attention, nous nous débrouillerons mieux seuls.» Je traduis pour André. Nous venons de payer nos découvertes avec de l'argent qui ne nous appartient pas, qui constitue en somme une dette et voici que déjà il faut les abandonner au hasard oriental. «Vous auriez confiance en eux ?» me demande André. Je regarde nos vendeurs. Je ne comprends qu'à peine leurs paroles, je ne comprends pas leurs sourires, je ne connais rien de leurs pensée; tout d'un coup ils m'inspirent confiance. «Oui, ils tiendront parole.» Je me demande ce que j'en sais !

Sur quoi, nous avons fait le tour du monde; l'Inde, la Birmanie (oh, la pagode de Sve-Dagon dont on monte les escaliers comme ceux du Mont-Saint-Michel, entre deux rangées d'échoppes religieuses, avant d'aboutir sur les terrasses où des femmes vêtues d'étoffes à dessins se prosternent, dorée, prolongée par de longues tiges d'où naissent des lis, dorés eux aussi). Hong-Kong encore, puis la Chine, la vraie Chine, enfin. Ensuite un brin de Corée, le Japon, Vancouver dont je rêve à cause de Toulet, Chicago, New York, puis le lent retour sur un bateau, le La Fayette, où nous rencontrerons René Guetta, qui servira partiellement à créer Clappique.

Entre-temps, nous avons presque oublié nos achats pendjabiens. Le souvenir nous en revient, avec l'angoisse de tout ignorer de leur destin depuis notre départ de Rawalpindi, à l'arrivée en France. Nous étions prêts aux pires et vraisemblables déceptions, quand, glissés sous notre porte, nous avons aperçu des feuillets roses qui, vu de près, annonçaient l'arrivée en gare de Bercy «d'objets archéologiques antérieurs au XIIIe siècle», c'est-à-dire non passibles de droits de douane. Nous étions vainqueurs !

P. 149-152.

Ouf, nous voici de retour. Et j'ai passé de beaux morceaux, comme par exemple le Japon – où, entre parenthèses, puisqu'il en est qui s'y sont trompés, la petite fosse creusée sous les tables n'est pas destinée à permettre que s'allongent les jambes européennes tandis que les hôtes font semblant de croire qu'elles sont repliées, mais bien à contenir un brasero qu'on allume, le froid venu.

Il y eut aussi le New York de la récession. Bien entendu, j'ai souvenir de quelques soirées dans des speak-easy, contrainte d'avaler l'une après l'autre des tasses pleines à ras bord d'alcool : les vider était le seul moyen de couper au contrôle des flics. Bien entendu aussi, j'ai vu les chômeurs sans allocations descendre en larges rangs des allées rectilignes, créant d'étonnants effets de perspective. Après tout, je connais assez bien la ville de cette époque, car nous y fûmes si pauvres que nous la parcourûmes à pied. Les derniers jours soudain nous devînmes riches. Grâce à un nouveau mandat de Gaston Gallimard : la ville s'éloigna alors comme vue dans la petite vitre d'un appareil photo; nous nous transformâmes en un monsieur et une madame Malraux qu'invitaient des collectionneurs, des intellectuels, des snobs. Mieux valait rentrer.

Sur le bateau, le maréchal Pétain trônait entouré de jésuites haut gradés. Ils nous retinrent peu; René Guetta, dit Toto, le fit davantage. L'amitié, qui fut grande, que pendant des années je portais à ce farfelu émouvant, m'oblige à quelques précisions. J'imagine qu'elles intéresseront mes correspondants, ces malheureux que j'ai perdus pendant mon tour du monde. A vos crayons, messieurs… non, vous avez des stylos. René Guetta, dit Toto, lors donc que nous le rencontrâmes, portait sur l'œil droit un bandeau noir semblable, André me l'apprit, à celui de Filochard des Pieds-Nickelés : cela afin de dissimuler le résultat bleuâtre d'un coup de poing encaissé dans quelque mauvais lieu en défendant un Noir contre un Blanc géant. Guetta était généreux. Il avait aussi une vue un peu exagérée de sa propre force. Jusqu'à mon dernier souffle, René apparaîtra au plus petit effort, déployant ses bras en ailerons et disant, d'une voix nasillarde mais convaincue, «dans mes bras, mon amour». Peut-être poussera-t-il la gentillesse jusqu'à porter son index avec emphase devant ses lèvres de juif sefardi : «Pas un mot, ma chère, pas un mot.» Il émergea souvent au cours de mon histoire personnelle, il fut des rares qui ne me lâchèrent jamais, mais dès maintenant je ne peux échapper au besoin de raconter ma dernière rencontre avec lui. Ma dernière rencontre, pas la nôtre, car il ignorait se trouver alors à mes côtés. 1942. Débarquement en Corse. Savais-je que Toto se trouvait là-bas ? La description que j'entendis à la radio anglaise congrûment brouillée, ne me laissa aucun doute quant à sa présence dans l'île. Qui, sinon lui, aurait pu, fraîchement sorti du maquis, accueillir avec tant de chaleur les nouveaux débarqués, bardé de bouteillons, débordant de paroles, sorte d'Ariel sans beauté rayonnant d'une générosité saugrenue ?

Il avait été riche, il était devenu pauvre sans même s'en apercevoir. Traîner d'une boîte à l'autre, parler aux clochards et aux vedettes, finir ses nuits au poste du commissariat – il se lia en ce haut lieu avec la môme Piaf encore inconnue d'une amitié à laquelle tous deux restèrent fidèles – se transforma simplement de plaisir en métier : il devint chroniqueur de boîtes de nuit pour Marianne. Le Front populaire se dessinant, le besoin d'agir politiquement le prit. De la journée, avant la guerre, il ne quittait pas son lit, aussi la soirée le trouvait-elle frétillant. Vers dix heures du soir, heure de sa plus grande lucidité, il appela l'Humanité au téléphone pour informer qu'il souhaitait s'inscrire au parti communiste bien que la chose présentât une petite difficulté : «Je ne mets jamais les pieds dans la rue avant minuit. Passé cette heure, ajouta-t-il, je serai entièrement à votre disposition pour ce qu'il vous plaira de me demander, comme par exemple coller des affiches interdites.» Au bout du fil on raccrocha.


Clara Malraux, Par de plus longs chemins (roman), 1953. 

 

 P. 51-54 :

Brusquement, Bernard prit la parole : «Votre pays c'est sans doute, en effet, en ce moment, celui du plus intense pittoresque. Tenez, je vais vous raconter une histoire de quand j'étais là-bas.»

Doucement, il se tourna sur le côté, s'appuya sur son coude droit :

«Le type, dans la République d'Oyrotie, qui m'a reçu, était un jeune Mongol d'une vingtaine d'années. Pendant la révolution il avait travaillé avec les partisans. J'ai su qu'à treize ans il traversait les lignes des Blancs pour porter des messages d'un groupe de Rouges à l'autre. C'était un gars carré, vif, qui savait même un peu le français. Il était chef de la Jeunesse communiste dans cette République à allure suisse : maisons de bois, balcons sculptés, vous voyez ça d'ici. Vous savez, être chef de la Jeunesse, c'est un poste important. Ah, j'oubliais de vous dire que mon type avait épousé une Russe de Moscou, une femme blanche, quoi.

«A l'époque, je m'occupais pas mal d'ethnologie. La République d'Oyrotie – c'est dans les Monts Altaï – n'avait pas rendu grand-chose. Dans la capitale – ma foi, je ne sais plus trop comment elle s'appelait – dans la capitale il y avait un musée folklorique : des bottes, des instruments de cuisine, quelques haches, rien en somme. Si : au milieu de la cour une aoûle de feutre grisâtre, assez bête, mais dont on pouvait se dire qu'elle ressemblait comme une sœur à celle d'un Gengis Khan quelconque.

«Un soir, devant les copains des jeunesses, j'ai râlé un peu et expliqué que j'étais déçu. Pas moyen de trouver le plus petit Chaman. Les traditions se perdent, pas de Chaman, même pas de Chamanet.

«Deux jours plus tard, de bonne heure, j'entends des cris sous ma fenêtre. J'avance sur le petit balcon de bois sculpté dont je vous ai déjà parlé : il y avait là un vague fonctionnaire qui m'annonce qu'on avait pu dégoter un Chaman et que ledit m'attendait dans la cour du musée, devant l'aoûl.

«Je m'habille au galop – casque, culottes de toile kaki, il fait chaud en été dans ces Monts Altaï – et me précipite au musée. Je vois un vrai rassemblement, à croire que les indigènes avaient autant envie que moi d'assister à des Chamaneries. En attendant, ils se racontaient des histoires de parents ou de grands-parents plus ou moins sorciers. On m'a fait place. Alors j'ai vu un Mongol, assis devant un tambour. Puis le rideau de la tente s'est écarté, le Chaman s'est avancé. Un vrai de vrai Chaman, pris sous des franges de feutre noir, le visage complètement immobile, les yeux à peine indiqués. Un masque. Sans blague, on aurait dit un mannequin du Trocadéro. Là-dessus, roulement rythmé sur le tambour et le mannequin, en extase, pris de frissons de plus en plus rapides. Une sorte de danse sur place que le danseur ne dominait pas. “On” dansait à travers le bonhomme, c'était clair. Les roulements de plus en plus rapides, le Chaman de plus en plus absent, de plus en plus soumis au rythme. Une frénésie de somnambule qui a duré une bonne demi-heure. Puis, tout d'un coup, le tam-tam s'arrête, le Chaman s'immobilise. Une seconde, pas plus, quelque chose qui fait mal comme une blessure, et le Chaman arrache son bonnet, sa cape, son visage – redevient le sage petit chef des Jeunesses communistes d'une sorte de Grand-Duché de Luxembourg au fin fond de l'Asie.

— C'est beau, fit Fiodor, comme tout ce qui se passe en Russie. J'aurais dû rester là-bas.

— Tu y serais mort,» dit Brice.

Fiodor haussa les épaules : Qui sait ? murmura-t-il pour lui-même. Il fallait risquer le coup. Puis il éclata de rire : «Ton histoire est peut-être fausse, Bernard, mais elle devrait être vraie. Parce qu'elle est morale. Je veux dire qu'elle prouve qu'on ne peut pas tuer le Chaman qui est en nous. Et ça, c'est la seule chose qui compte.»

Il se leva, s'approcha de l'auto, en tira une bouteille de vin : «Au Chaman éternel, dit-il. A toi, à moi et aussi à la petite.»

Et pour la première fois il me regarda franchement. Un peu plus tard Mahmoud revint, roula le tapis, rangea les fleurs dans la capote.

Il n'aimait pas la façon dont nous nous comportions à la campagne.

P. 55 :

Si Bernard a besoin de fabuler n'est-ce pas parce qu'il n'est pas heureux ? Moi, je ne me construis aucun domaine irréel, je n'aménage pas mon passé, j'accepte avec reconnaissance le présent. Bernard ne doit pas être heureux.

P. 60 :

Pourquoi un homme qui sait si facilement se construire des bonheurs irréels aurait-il le goût du bonheur réel ? Il pouvait se passer de moi.

Pourquoi un homme qui renouvelle aussi facilement son passé ne renouvellerait-il pas son présent ? Comment compter sur sa stabilité !

P. 65-66 :

Les Juifs de Perse savent presque tous le français : ils l'apprennent à l'Alliance Israélite. Quand je m'arrête sous la voûte romane du bazar à l'entrecroisement de deux galeries – dans l'une on vend des fruits à coque, noix, noisettes, pistaches, amandes, qui, entassés, miroitent, bruns sous la lumière des lampes à huile, dans l'autre, pendent des selles brodées or et argent sur fond rugueux – il suffit d'appeler en français pour que se présente un gamin au crâne tondu, au visage effilé. Généralement il est vite familier, content comme tous les enfants du monde, d'entrer de plain-pied dans le domaine des adultes. C'est un de ces gamins qui nous fit connaître Moussa.

Moussa, tenait chez lui commerce d'antiquités. Le «sari»[1] jouait un grand rôle dans sa vie. Il qualifiait ainsi le moindre bout de brocart. Mais au fond il n'aimait pas beaucoup les saris : restait que c'était le seul domaine dans lequel il se sentait compétent. Au fond les miniatures l'intéressaient davantage – mais il y a tant de fausses miniatures, tant de mauvaises gens, disait-il, qui voulaient l'induire en erreur. Et Moussa qui avait vingt-quatre ans, qui était beau et point pauvre, tenait beaucoup à l'honnêteté, à la sienne et à celle des autres. Il nous montrait ses achats, saris, bien entendu, miniatures, bronzes du Louristan, monnaies grecques, et parfois statuettes de pierre, imprécises. Bernard s'amusait à l'instruire. Non sans dureté d'ailleurs, le raillant quand il s'était fait rouler, insistant sur ses bévues. Ebloui d'apprendre, Moussa était reconnaissant des moqueries comme des conseils. Un soir, il demanda à Bernard d'assister à la prière familiale, au cours de laquelle il voulait remercier Dieu de lui avoir fait connaître un homme aussi intelligent. Pénétrer à ce point dans un foyer persan est chose assez rare malgré l'hospitalité de ce peuple. Dans cette maison juive, les femmes ne se cachaient pas mais elles ne parlaient guère, se contentant de circuler discrètement autour de nous. Cheveux et nuque dissimulés sous des voiles, c'étaient autant d'images de la Vierge qui se baissaient pour déposer auprès de nous, sur le tapis où nous étions accroupis, les rituels petits verres de thé trop sucré.

P. 71-77 :

Au fur et à mesure que j'écris certains contours de mon passé se précisent ou se révèlent devant moi : Je suis partie à la recherche d'un passé anonyme, me voici ouvrant des tranchées et creusant à la recherche de ce qui fut ma propre histoire, là-bas, nous avons trouvé des fragments de poteries, ici ce à quoi je me heurte d'abord c'est le quotidien de l'aventure. Je faisais la cuisine, je dirigeais des hommes en vue de cette cuisine, j'attendais. Tous d'ailleurs nous attendions. Il y avait mon attente près du campement, il y avait celle de Bernard dans le chantier pendant ces journées où l'on se contentait de faire des calculs et des tracés, d'opérer des travaux d'approche. L'aventure est d'abord attente, souvent ennui d'où brusquement jaillit une flamme. Seule varie peut-être la couleur de l'espoir : celui de Bernard était glorieusement teinté.

Les fouilles ne furent pas sans résultat. Le sol de la Transoxiane, en quelque endroit qu'on l'attaque, se révèle sous-tendu de civilisations. Mais c'était à la recherche de la Grèce, ou du moins de la rencontre de la Grèce et de l'Orient que nous étions partis : nous n'en rencontrions nulle trace.

Moussa, lui, s'amusait de tout, tandis que je sentais déjà Bernard se lasser. Le soir, je le voyais se pencher longuement sur ses cartes.

«La route vers l'Inde croisait ici celle de la soie. S'il y avait quelque autre site dans le voisinage, je comprendrais une erreur, mais il n'y en pas d'autre, mes types l'affirment.

— Et si le site avait été complètement rasé par les Huns Héphtalites ou quelques autres déplaisants ?

— Tu te crois drôle mais ton hypothèse est absurde. Il reste toujours des traces apparentes d'un site.»

Nous nous acharnions donc sur notre monticule.

Parfois j'étais un peu troublée que notre bonheur dépendît aussi précisément d'autre chose que lui-même mais je n'étais pas une enfant, je savais que l'amour tel un fleuve ne peut que refléter ce qui s'offre à lui : ciel, arbre, ruines ou gloire d'aujourd'hui.

«Bernard est assez nerveux en ce moment», me disait Moussa…

Il l'était en effet.

«Si je savais comment poser des questions, reprit Moussa, j'interrogerais les paysans du voisinage.

— Je peux vous aider, lui dis-je. Ce serait drôle, n'est-ce pas, si c'était nous deux qui parvenions à trouver ce que nous cherchons.»

Etait-il si difficile de me rendre compte que ce ne serait pas si drôle que ça ?

Puis tout continua, jusqu'au jour où Moussa ramena deux hommes, dont un vieillard à la barbe teinte au henné, au maintien humble; il avait été domestique à Peshawar et parlait un anglais mélangé d'Indi.

«Je sais où trouver ce que vous cherchez, toi et le Houssour.

— Qu'est-ce que nous cherchons ?» lui demandais-je.

J'étais à demi étendue sur une chaise pliante devant notre tente blanche. Un peu plus loin, il y avait les tentes noires de nos hommes, irrégulières, aux pieux visibles, complices du sol.

«Tu veux une montagne qui contienne des idoles comme celles que j'ai vues chez le Houssour de Peshawar»

J'eus un rire stupide.

«Il veut peut-être voler pour nous les statues de son ancien maître ? dis-je à Moussa.

— Non, non, il m'a expliqué les choses. Son histoire n'est pas du tout idiote.»

En bref, lors de l'enterrement d'un vague parent de cet homme – l'oncle du cousin de la cousine de sa belle-sœur, comme il est d'usage en Orient – on avait, en creusant une tombe, trouvé des objets tels qu'il avait fallu renoncer à enterrer, dans ce sol païen, un honnête musulman. Mais cette terre paraissait moins souillée au yeux de celui qui avait servi des Anglais et il se faisait fort de s'arranger avec le propriétaire du champ.

Je fus étonnée de la facilité avec laquelle Bernard accepta de se rendre sur ce nouveau terrain. J'aurais dû m'y attendre : si Bernard montrait un acharnement de pionnier aussi longtemps que l'espoir affleurait, dès que le résultat tardait, il renonçait à son projet pour peu qu'on lui en proposât un autre. Je crois qu'il haïssait avant tout être vide de projets. Mais je ne m'étais pas rendu compte de la déception qu'il éprouvait alors.

Nous partîmes en compagnie seulement de Moussa et de deux Afridi. L'ancien domestique et son acolyte devaient nous attendre à la sortie du village; sans doute ne tenaient-il pas à être vus en notre compagnie. Mais ils donnèrent toutes indications à nos hommes et se trouvèrent sur place avec une ponctualité étonnante. Celui qui parlait anglais portait sur l'épaule une sorte de besace noire qu'il dénoua avec des gestes d'artisan.

«Il dit que vous allez voir et que vous serez contents» murmura Moussa.

Moi, je n'y croyais pas. Les contes de fées m'ont toujours fait peur. Je m'étais rendue jusque-là, j'avais en partie suscité les événements mais je souhaitais presque m'être trompée.

L'homme étala son tissu à même le sol; il avait cessé d'avoir des gestes d'artisan pour avoir des gestes de magicien : un nœud, puis l'autre…

Les deux têtes étaient très belles, hellénistiques, en stuc, sans autres cassures que celles qui les avaient détachées de leurs troncs.

Malgré nos efforts, l'homme vit notre surprise; quand nous lui demandâmes de nous conduire sur les lieux où les objets avaient été trouvés, il posa ses conditions : telle somme et la discrétion. Il ne fallait pas que le village sût qu'il s'était entremis. Les paysans étaient hostiles aux échanges, aux fouilles, aux idoles, lui, évidemment, avait l'esprit plus large.

Nous prîmes, à pied, une piste à peine tracée et, après une heure de marche, arrivés dans un cirque évasé où se dessinait encore le lit d'un cours d'eau desséché, nous avons enfin compris que le bon moine dont nous avions jusque-là suivi l'itinéraire nous avait induits en erreur : le lit du fleuve, depuis son passage, s'était déplacé, coulait environ à six kilomètres du lieu où l'avait vu le saint homme bouddhiste. Mais le site, lui, correspondait bien à la description qu'il en avait fait : devant nous une falaise, sur la droite des gradins, recouverts de pierrailles. A peine de-ci de-là, un relief arrondi : les «stoupas» étaient totalement effondrés.

Il semblait que plus nous approchions de notre but, plus les choses matérielles se compliquassent. Tout dans notre nouveau campement fut difficile et d'abord d'y maintenir des hommes. Le lieu devait avoir mauvaise réputation : nos anciens fouilleurs le désertèrent très vite malgré des salaires augmentés, les nouveaux avaient une présence irrégulière, ne dissimulaient pas l'hostilité que leur inspirait le travail et nous-mêmes au demeurant : plus d'une fois, sur mon passage, j'en vis qui, presque sans se détourner, crachèrent de mépris pour la putain que je ne pouvais qu'être, dévoilée et libre. Certains jours nous nous trouvâmes seuls sur le terrain. Le ravitaillement en eau était presque impossible; un faible suintement venu des montagnes formait une flache boueuse; je faisais bouillir le liquide qui laissait un dépôt rougeâtre. Sur des ânons, dans des outres, on nous portait une eau d'appoint au goût de suint. Il fallait chercher le bois pour notre feu à quelques kilomètres de distance. La chaleur vint, mais les fouilles étaient fructueuses. Chaque jour plus ou moins nous donnait sa joie, ce qui, puisque enfin nous étions parvenus où nous voulions, n'avait rien pour étonner. Qu'on imagine, dans un millénaire, des archéologues découvrant les ruines de Chartres ou de Vézelay, le dessin du sanctuaire, les statues du portail, les motifs des chapiteaux.

Le site déblayé, nous le vîmes devant nous avec son monastère aux cellules irrégulières, son jeu de terrasses, ses stoupas. Sous une large toile de tente nous placions nos découvertes.

«Viens voir le cabinet de Barbe Bleue», me disait Bernard.

A chaque tête nous avions donné un nom.

«Il me semble que saint Louis a triste mine aujourd'hui.»

Bernard tenait le chef entre ses mains comme un ballon.

«Mets-le dans le voisinage de la “Belle Dame”.»

Nous avions dénommé ainsi la coquille évidée, portrait souriant et candide, de ce qui fut jadis sans doute une donatrice.

P. 88-94 :

Sous la tente, l'odeur était âcre. Bernard ne bougeait pas, une seconde, j'eus l'impression de l'avoir abandonné pour sauver les statues. En peu de temps il s'était terriblement affaibli. Cette protestation qu'il avait au début lancée de tout son corps contre la maladie, s'était apaisée; il semblait accepter l'état d'homme menacé comme il avait auparavant accepté celui d'homme en accord avec lui-même. Je lui donnai quelques médicaments, eus les gestes rituels – tendre les couvertures, retourner les oreillers, poser une compresse sur son front – puis j'attendis. J'attendais tout : le messager qui ne revenait pas, un médecin surgi grâce à quelque miracle, un arrêt de la fièvre. La position accroupie au pied du lit de camp, dans l'obscurité et la moiteur, me semblait familière : mes jambes savaient déjà comment se replier pour ne pas s'engourdir, mon dos comment se laisser aller pour ne pas m'être un poids, mes mains ne plus chercher à se rendre utiles. Je n'étais qu'un vide immense, celui de l'être qui ayant résolu la première énigme posée par le monstre sait qu'il sera impuissant, sans le secours des dieux, à résoudre la seconde, essentielle.

Je ne dormis pas mais connus un état curieux, fait de perte de conscience et d'intensité. Je me souvenais de toi, de ta naissance dont je sentais qu'elle était mon plus grand acte de participation au monde. Je ne l'avais jamais ressentie ainsi; elle m'était apparue jusque-là comme une suite logique de la tendresse que j'avais pour René, comme une projection de cette tendresse vers l'avenir, comme un accroissement de moi-même; jamais comme un acte qui m'insérait dans une immense communauté.

Par une sorte de carambolage, la vie et la mort se rapprochaient, au point qu'entre elles deux ne coulait rien; absolument rien. Tous nous étions des mort-nés. Dans l'extrême tension où j'étais, mes pensées, au vrai sens du mot, se «formaient». Je voyais une vallée comme celles que depuis mon arrivée en Asie Centrale, j'avais si abondamment parcourues, roches creusées, grises, roses, rousses, ocres, fauves, passant du blanc au brun pour aboutir à une ligne de verdure bordant une ligne d'eau. Puis les murailles se penchèrent l'une vers l'autre, quelque aimant les attirant pour qu'elles se rapprochassent. En bas, la ligne de verdure et d'eau disparaissait peu à peu; non point qu'elle s'effaçât dans quelque brume qui eût permis de deviner qu'elle avait existé, simplement elle était niée par cette avancée, qui, modifiant tout le paysage, l'étranglait. Il n'y avait jamais eu d'arbre ni de ruisseau dans ce lieu où se posait mon regard, il n'y avait jamais eu d'homme, individuellement, il n'y avait jamais eu d'enfant que j'avais mis au monde et de ce fait à la mort, il n'y avait jamais eu cet homme que j'aimais et à qui j'étais peut-être en train de donner la mort comme je t'avais donné la vie.

Je m'enfonçai davantage dans le rêve, devant moi s'animèrent ces objets dont j'avais empêché la destruction; ils étaient nos enfants à Bernard et à moi. Je voyais minauder la tête de la Belle Dame, méditer celle de Saint Louis, sourire un ange-jeune fille. En même temps ces statues n'étaient que ce qu'étaient la plupart d'entre elles, des têtes dépourvues de torses, des torses ébréchés, des jambes maladroites, rapprochées l'une de l'autre, ne formant qu'une masse. Puis ce fut de moi que s'échappèrent ces têtes qui roulèrent loin, dès leur naissance. Je courus après elles, Bernard courut aussi un peu derrière moi, puis devant moi et même devant les têtes. Je voulus lui dire que c'était absurde, que pour les rattraper il fallait les poursuivre et non être poursuivi par elles, quand je sus que j'étais dans une tente en Afghanistan, au pied d'un lit de camp essayant de soigner Bernard atteint de la typhoïde. Très précisément, un rapprochement dont je n'avais pas eu conscience s'était fait en moi entre la maladie de Bernard et celle dont j'avais vu atteinte ma tante Frédérique. Sans m'en apercevoir, j'avais rapproché des symptômes, reconnu les caractéristiques d'un mal. Comment intervenir maintenant ? Bernard geignait un peu, l'air en passant entre ses lèvres entrouvertes donnait une plainte irrégulière.

Je me levai, sortis. Dehors, la tendresse de la lumière me fit mieux sentir ma solitude dans ce pays, où j'étais à peine plus qu'un chien défendant le bien de son maître. L'homme envoyé à Kaboul ne revenait pas.

Pourtant il y avait Moussa; je le rencontrai allant et venant, surveillant à la fois nos tentes et celles des statues.

«Peut-être l'envoyé est-il déjà mort du choléra et personne ne sait-il que Bernard est malade ici, me dit-il.

— Mais nous ne pouvons plus rester comme ça, sans médicaments, sans médecin.»

Il me regarda et je sus qu'il pensait : «Si vous ne vouliez pas que ces choses vous arrivent, il ne fallait pas venir ici.»

Si lui qui était un tendre devenait dur et ferme, n'était-ce pas qu'il avait peur, plus peut-être encore que moi ?

«Bernard a la fièvre typhoïde.»

Parce que ce n'était pas le choléra et parce qu'il ne savait pas ce qu'était la fièvre typhoïde, Moussa reprit courage. «Qu'est-ce qu'il faut faire ?»

Rien sans doute ne pouvait être efficace, cependant il fallait faire quelque chose. Ce ne pouvait être d'aller à Kaboul. Que l'envoyé ne fût pas revenu créait une sorte de précédent. Le turban accentuant ce que le visage de Moussa avait d'Européen, je pouvais – ou croyais pouvoir – interpréter ses expressions. Devant sa bouche, ses yeux où je lisais le dévouement et l'angoisse, je me sentis plus responsable que devant Bernard même. Si lui et moi avions voulu, sinon ce qui nous arrivait, la possibilité du moins que cela nous arrivât, Moussa, je le sentais, nous avait suivis comme les personnages de légendes suivent un oiseau ou une fleur poussée par le vent. S'il avait été chrétien il aurait sans doute demandé à Dieu de le ramener à Ispahan, entre son père et sa mère, et sa fiancée-enfant; mais sa religion lui interdisait d'implorer son créateur à des fins personnelles : «Dieu sait ce qu'il fait.» Moussa d'ailleurs n'était pas lâche – je l'avais vu la veille – il aurait peut-être avec plaisir manié quelque yatagan à double tranchant pour peu qu'on lui en eut expliqué le maniement, mais il craignait la maladie, la mort loin du cimetière de sa famille et plus que tout l'absence de directives. Il aimait être pris dans des rites et des obligations à l'intérieur desquels il introduisait liberté et fantaisie.

Alors ce fut pour lui plus que pour nous, que je décidai qu'il partirait pour Djellalabad, chercher un lorry qui nous permettrait de quitter le plateau.

«Auparavant, ce soir même, car c'est demain matin qu'il faudra partir pour Djellalabad, tu ramèneras ici l'homme qui parle anglais.»

Il le ramena plus vite que je ne comptais. L'homme semblait inquiet. Nos fouilles créaient contre lui une sorte de suspicion bien qu'on ignorât son rôle.

«Il faut faire partir les idoles.»

Je jouais la carte qui déjà s'était révélée efficace; si d'autres jeux pouvaient être tentés, dans l'angoisse où je me trouvais je ne les imaginais même pas.

«Demain tu seras ici pour diriger les emballages.»

Ce fut alors que Moussa intervint : les choses n'étaient pas simples. Il fallait tâcher de trouver du bois, des clous, des cordages. Rien de tout cela n'était disponible sur place. Il parla avec l'homme, longuement; ses mains ficelaient des paquets imaginaires, empaquetaient avec douceur des statues absentes. L'ancien serviteur hochait la tête comme en signe de doute.

«Il faudra de l'argent, me dit Moussa en français; il en veut trop mais il en faut beaucoup.»

Déjà en temps normal, les longues discussions orientales auxquelles je ne participais pas, m'irritaient. Celle à laquelle j'assistai alors, je ne pus l'endurer que parce que mon effort se portait tout entier sur la nécessité de ne pas éclater en sanglots.

«Il veut trop d'argent», reprit Moussa au bout d'une dizaine de minutes.

Moussa était mieux informé que moi des sommes dont nous disposions; jamais je ne posais de questions à Bernard concernant nos disponibilités financières. Aussi longtemps que nous avions été en Perse, je lui remettais, quand il me parvenait, le montant de ma pension et nous faisions bourse commune; depuis que nous étions en Afghanistan, nous vivions sur nos réserves, rien ne pouvant arriver d'Europe. Mais aujourd'hui encore je ne sais si, pendant près d'une heure, Moussa discuta avec cet homme simplement pour qu'il ne nous roulât pas ou parce que nous n'aurions pas été en mesure de faire face à ses exigences.

Puis brusquement, le rythme de l'entretien changea : les deux hommes étaient tombés d'accord.

«Il sera ici demain à six heures avec son équipe», me dit Moussa.

L'homme ne comprenait pas ce qu'on me disait mais il inclina la tête pour approuver et une seconde je vis, dans une sorte de nausée de fatigue et d'angoisse, la marguerite noire du turban serrée autour d'un crâne chauve formant étamine.

«Tu ne t'éloigneras pas, car c'est une canaille paresseuse et si tu t'éloignes il se reposera.»

Dans son énervement Moussa me tutoyait en français comme il l'eût fait en persan.

«Mais il y a Bernard, dis-je.

— Quand il sera guéri, il ne sera pas content que nous ne nous soyons pas occupés des statues.»

Puisqu'il ne s'agissait plus du choléra, Moussa était sûr de la guérison de Bernard. Mais moi, je savais que rien presque n'était changé de ce que ce fût plutôt la typhoïde que le choléra.

P. 163-169 :

Cependant, il me semble deviner une certaine hostilité chez les amis de Bernard. Ne se tait-on pas souvent quand j'approche d'un groupe ? Quand celui-ci a dit à celui-là – je passais devant eux pour prendre congé de nos hôtes – «il est à plaindre», est-ce de l'homme avec lequel je vis qu'ils parlaient ? J'ai peur que s'empare de moi une sorte de folie de la persécution; pour lutter contre elle, je me décide à tenter d'obtenir de mon vieux maître quelques informations.

Il est dans son bureau entre des piles de papiers colorés : je connais sa méthode et qu'il classe ses travaux selon des couleurs qu'il leur attribue. Les mêmes chats bondissent dans la pièce qu'au jour de ma rencontre avec Bernard. Les platanes qui se découpent sur les vitres, comme alors sont dépouillés. Une odeur de souvenirs m'envahit.

«Vous arrivez à un bon moment, me dit le vieillard, je viens de terminer un chapitre. J'ai droit à une petite récréation; nous allons prendre le thé ensemble.»

Un chat saute sur mes genoux; je le caresse sans lui prêter attention.

«Les bêtes vous aiment mais vous ne les aimez pas. C'est rare, fait-il.

— Sans doute suis-je en ce moment trop absorbée par quelques humains pour aimer les bêtes.

— Toujours jalouse, jeune exigeante ?» me demande-t-il en versant le thé qu'une servante martiniquaise vient de lui apporter.

J'en ai assez de ce mythe de ma jalousie :

«Ce n'est pas de cela que je souffre.

— Allons donc !

— Non, mais vous allez peut-être trouver ma souffrance, mes revendications méprisables et mesquines.»

Poli, mais aussi aguiché, il dit : «J'en serais étonné, ma chère petite.»

Je m'entête : «Si, si, vous ne voulez voir en moi que l'amoureuse, mais enfin il y a aussi la femme qui sut accomplir un certain effort et qui se voit frustrée de ses propres gestes.»

Le vieil homme repose la tasse, dont il vient, avec soin, de verser dans une bouche défripée un instant, une gorgée qui s'est frayée son chemin sous une pomme d'Adam soulevée avec peine. Mes mots lui semblent dépourvus de sens, je m'apprête à mieux m'expliquer, quand il intervient :

«Je comprends très bien ce que vous voulez dire, Bernard est un garçon étrange, il lui faut tout et peut-être surtout ce qui ne lui revient pas. Il est intelligent, cultivé, l'un des mieux doués de mes élèves, or on dirait parfois qu'il souhaiterait être un autre, n'importe quel autre, tant il aspire à posséder le bien d'autrui.»

Personne ne m'a parlé avec tant de lucidité de l'homme que j'aime. Je me sens prise de crainte.

«Oui, la possession du réel ne l'intéresse pas, il lui faut celle de l'irréel.»

Brusquement, le vieillard éclate d'un rire méchant qui le rajeunit : «Il y a un petit côté roi nègre chez notre charmant ami : il aime ce qui brille, il se coiffe de gloires saugrenues, comme de petits chefs locaux de hauts de forme – et cependant ils ont des parures merveilleuses qui devraient leur suffire. Il y a longtemps que j'ai remarqué cette particularité de Bernard. Tenez, l'autre jour, il m'a raconté qu'il avait découvert des fresques admirables pas très loin de Djellalabad. Notez que ce n'est pas impossible, il y a souvent des fresques auprès des centres de pèlerinages bouddhiques. Dans les grottes par exemple. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. J'ai demandé à Bernard pourquoi il n'avait pas parlé de ces découvertes plus tôt. Il m'a répondu que c'était parce que, les copies qu'il en avait exécutées ayant été détruites pendant sa maladie, il ne pouvait pas en faire état. Ce jeune homme me prend pour un imbécile ! Je le connais assez bien – d'autres aussi d'ailleurs – pour savoir qu'il est incapable de ne pas tirer le maximum d'avantages de ses travaux. Ce n'est pas à un vieux singe comme moi qu'on apprend à faire des grimaces, ni à croire en des balivernes !»

Des mots en se bousculant ont passé mes lèvres et ne m'atteignent qu'une fois prononcés.

«Vous vous trompez, ces fresques je les ai vues, j'ai vu les dessins de Bernard, ils ont existé, c'est vrai. Ils ont été déchirés là-bas, pendant l'émeute, mais c'est vrai, c'est vrai.»

Ah ! ne pas avoir de complicité avec cette haine sénile, dont les vérités sont plus fausses que les mensonges de l'homme auquel je suis liée. J'ai donc vu les fresques, j'ai vu les dessins, j'ai vu Bernard soigner les cholériques, je suis prête à avaliser tous ses mythes.

Mais de retour chez moi, je deviens l'objet d'un reflux auquel j'aurais dû m'attendre : je hais presque Bernard de m'être enfoncée dans la complicité avec lui.

Autre reflux : je ne veux plus voir personne, sinon peut-être Simone. A quoi bon voir des gens qui ne me voient pas ? D'ailleurs leur cécité me rend aveugle aussi : j'erre dans un univers diaphane où seule s'affirme l'opacité de Bernard. Lui seul est réel, puisque lui seul «sait».

Repliée sur moi-même, de longs après-midi je réfléchis. J'ai à peine revu ma mère, toujours aussi réticente et en qui j'aperçois de plus en plus la messagère de ma sœur. Tout ce que me demandent ceux dont j'ai eu tant de peine à m'éloigner, que j'ai vécu avec eux jeune femme comme je l'avais fait enfant, est de ne plus susciter de remous familial.

Je parle des miens avec Bernard, un soir, après une demi-heure de tête à tête tendu avec maman.

«Tout cela est bien joli, me répond-il, mais si je te lâchais tu retournerais vers eux.»

Pourquoi me force-t-il à me voir plus lâche que je ne voudrais ? Il m'accule au courage, or quel autre emploi puis-je faire de mon courage que de le diriger contre lui ? Pour ne pas être lâche, je provoque Bernard et cette agressivité voulue est pire que ne le serait tout comportement spontané. Je me heurte à lui, le contredis pour ce qui en vaut la peine et pour ce qui est sans importance. Je m'irrite autant pour cinq minutes de retard que pour une construction nouvelle, de laquelle il se fait un cocon – peut-être pour s'abriter contre moi.

Car il invente de plus en plus son passé, si bien qu'il me faut me demander si ce n'est pas pour que se réduise en importance et en valeur, le fragment de temps qui nous est commun. Tant de kilomètres ont été parcourus par lui, tant de paysages se sont dressés devant lui, tant d'hommes l'ont accepté ou rejeté, que moi et les événements auxquels je me rattache, ne comptent plus qu'à peine. Pourtant ils sont vrais, eux ! Qu'est-ce que cela peut faire ? Ce qui est vrai, d'une vérité qui agit, c'est cela seul qu'ils suscite, lui : il est un roi entouré de bâtards qu'il a légitimés. Et moi, née d'une union malheureuse, ne va-t-il pas tenter de se débarrasser de moi ?

Un jour, la terreur de ce rejet me prend. Simone l'a fait naître d'une phrase interrogative, dite d'un ton apitoyé : «N'as-tu donc pas peur qu'il te lâche ?»

Les mots naguère nous ont rapprochés Bernard et moi, voici que les mots nous éloignent, ceux que d'autres disent autant que ceux que nous disons. Ils créent les conditions mêmes de notre éloignement, dessinant avec précision des formes dont jusque-là nous pouvions penser qu'elles étaient autres ou même qu'elles n'existaient pas. Du jour où Bernard me dit : «Tu passes ton temps à jouer les juges», il sait que je suis un juge et je le sais aussi. Que me reste-t-il d'autre alors que de me conformer au comportement que nous attendons l'un et l'autre de cette femme, assise à table, en face d'un homme et qui, avec quelque ostentation, laisse sans y toucher viande et légumes sur son assiette ? Mais il y aura le jour où, parce que Bernard me dit qu'il est impossible que je l'accompagne à sa rencontre avec un confrère étranger, j'articulerai, me sentant à la fois juste et injuste : «si tu n'avais jamais menti, je pourrais te croire», et où Bernard ne me répondra même pas. Saurais-je jamais si ce silence naissait de la certitude qu'il avait alors de s'éloigner bientôt de moi ou de la lassitude qui lui permit d'accepter, quand on la lui proposa, la possibilité de s'éloigner de moi ? Mais, devant ce silence nouveau, je m'affole, j'exige une réponse, n'importe laquelle, je me persuade qu'il veut qu'éclate ma violence, qu'il attend que je lui délivre – enfin – le permis d'inhumer notre amour, et après quelques semaines il m'entendra lui dire : «Tu n'es qu'un voleur, tu m'as dépouillée de tout !»

[1] Non donné en Perse à des tissus anciens.

Télécharger les extraits tirés de Par de plus longs chemins.

Télécharger les extraits tirés de Le Bruit de nos pas.

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