Claude Roger-Marx : «L’exposition du Petit-Palais : «Les Trésors de l’Inde» (1960)

Claude Roger-Marx

«L'exposition du Petit-Palais : «Les trésors de l'Inde». En accord avec les textes brahmanes, les artistes hindous ont considéré la sexualité comme un des quatre buts de l'existence», Le Figaro littéraire, le 9 avril 1960.


 

 

Ah ! que l'Europe pessimiste et dévitalisée avait besoin qu'une des plus vieilles et des plus hautes civilisations lui offrît, comme un contrepoison, son art dont la sensualité est une aspiration au divin !

Organisée au Petit Palais sous la direction des services archéologiques de l'Inde, avec le concours du musée Guimet, l'exposition, qui s'étend sur plusieurs millénaires, avait à résoudre tout d'abord la plus grave des difficultés : résumer, grâce à des fragments transportables, les leçons d'ensembles sculpturaux innombrables et particulièrement foisonnants.

La qualité des pièces choisies, l'atmosphère de sérénité qu'a su créer Mme Suzanne Kahn, le ton savamment varié donné aux murs, l'isolement dans lequel baigne chaque objet, mettent en état de réceptivité les visiteurs qui, se souvenant de bronzes ou des bois de chars tardifs, ne pensaient généralement trouver ici qu'agitations ou anomalies. Une pureté, qu'il est rare de voir unie à pareil dynamisme, les transporte aussitôt vers des sphères supérieures.

Alors même que les époques dites classiques de la statuaire hindoue semblent atteindre à la même noblesse, au même dépouillement que l'Egypte, la Grèce ou la Chine, une conception tout autre de la vie illumine le modelé : le sourire des apsâras ou des divinités agrestes diffère de celui des korês athéniennes comme du sourire des vierges rémoises. Laissons les érudits préciser, en se basant sur les matières employées, les lieux de découverte ou les particularités de style, la succession des périodes archaïques, dites de l'Indus (salle 1), de l'art du Bhârhout (150 à 50 avant J.-C.), de l'art de Sântchi et de Mathourâ (qui, avec l'art gréco-bouddhique, l'art de Kouanah et d'Amaravati, préparent les chefs-d'œuvre nés, du Ve au IXe siècle, sous les dynasties goupta et post-goupta), des ultimes floraisons dravidienne et nayaka. Tant de fidélité s'affirme à la même cosmogonie, aux mêmes types, aux mêmes canons, qu'on a pu, dans une salle d'honneur (n° 13), tendue de pourpre, faire contemporaines des pièces dont les plus anciennes datent de seize cents ans avant notre ère, et les plus récentes du dix-septième siècle. Le catalogue nous enseigne que telle précieuse Fée agenouillée serait de style Sântchi, donc antérieure de quatre cents ans à telle Nymphe de l'arbre post-goupta, qu'on eût pu croire contemporaine, et que cette ravissante statuette hellénistique ciselée dans le stuc, ce bas-relief de schiste noir qu'on eût pu croire roman, précédaient de deux, trois, quatre ou huit siècles tel torse en grès rouge si finement drapé de Bouddha debout (musée de Mathourâ), tel fragment admirable de Jeune femme au ventre nu, taillé dans le grès gris (musée de Calcutta), telle mère à l'enfant, tel Çiva dansant.

L'acte sexuel joue un si grand rôle dans la plastique hindoue qu'on regrette que les organisateurs n'aient pas osé accorder plus de place, je ne dis pas à l'érotisme – ce mot, chez les Occidentaux, impliquant presque toujours le libertinage et la grivoiserie – mais à cette recherche du plaisir que le brahmanisme considère comme un des quatre buts assignés à la vie. Les milliers de couples sculptés aux parois des temples édifiés du VIIe au XIe siècle, en particulier à Ailholli, Konârak, Bhubaneswar et Khajurâho – dont l'Art amoureux des Indes de Max-Pol Fouchet (éditions Clairefontaine), le Kama Kâla (éditions Neger), Images divines (chez Arthaud) ont donné récemment des analyses et des reproductions si troublantes – ne sont pas seuls à évoquer avec une précision jamais égalée les gestes et les expressions de deux êtres qui tendent à ne faire qu'un. Rivalisant d'ardeur avec les hymnes védas, la sculpture, dès l'époque Bhârhout ou Sântchi, impose au corps féminin cette triple inflexion (tribangha), ces déhanchements, ces charmes puissants mêlés de langueur, cette gravité chaude qui donnent tant d'attraits non seulement aux compagnes des dieux, à Parvathi ou à Lakshmi, aux Asparas, aux Vrikahinis, aux Nâgas, filles du ciel, des arbres ou de l'eau, mais aux reines, aux porteuses d'offrandes, aux musiciennes dont les lèvres dures et charnues, les seins d'une magnifique opulence, les bras enveloppants les mains prêtes à tous les contacts, les sveltesses des tailles qui soulignent l'ampleur du bassin, conspirent à ce merveilleux que les sages de l'Inde ont résumé dans la syllabe aum. Ni en Grèce, dont l'influence imprégna si fort l'art du Gandhâra, ni chez les maîtres les plus voluptueux de notre Renaissance, ni chez ces Grecs de l'Orient que sont les Nippons – si experts à décrire le pathétique monstrueux des étreintes – on ne saurait trouver d'équivalents aux caresses, aux baisers qu'échangent à presque toutes les époques de la statuaire hindoue des couples qui rejoignent dans une possession aussi mystique que physique l'élan du Créateur auquel ils s'identifient.

 

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