D/1934.11.01 — André Malraux, «Tout homme s’efforce de penser sa vie», NRF.

D/1934.11.01 — André Malraux, «[Premier discours de Moscou, 23 août 1934]», discours prononcé au premier congrès des écrivains soviétiques, à Moscou, le 23 août 1934.[1] Le Journal de Moscou [Moscou], 1er septembre 1934.

Repris sous le titre «Tout homme s'efforce de penser sa vie», La Nouvelle Revue française [Paris], t. 43, n° 254, 1er novembre 1934, p. 731-732, (extrait).

[1]     Le premier congrès des Ecrivains soviétiques se tient à Moscou, dans la salle des Colonnes au Kremlin, du 15 au 31 août 1934, sous la présidence de Gorki. Malraux y participe en tant que membre de l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires, association fondée le 1er mars 1932. André Gide, Jean Guéhenno et Paul Vaillant-Couturier en sont membres. Outre Malraux, Louis Aragon, Jean-Richard Bloch et Vladimir Pozner représentent la France à Moscou. Voir Richard 1973 : 18; André Malraux, 1973, 120; Leiner, in Langlois 1972 : 47-59; et Racine 1989 : 29-42. t Le séjour de Malraux (accompagné de Clara) en URSS dure du 16 juin au de la fin mai à la fin septembre 1934. Il atteint Léningrad par bateau le 14 juin en passant par Londres. De Léningrad, il arrive à Moscou en juillet. Il visite les environs et se rend à Novosibirsk et dans la Sibérie occidentale en août et  septembre. 


 

André Malraux

«Tout homme s'efforce de penser sa vie»

 

— … Il faut que l'Union soviétique soit exprimée; oui, il faut que soit fait cet immense inventaire de sacrifices, d'héroïsme et de ténacité. Mais prenez garde, camarades, l'Amérique nous le montre de reste, qu'à exprimer une puissante civilisation on ne fait pas nécessairement une puissante littérature, et qu'il ne suffira pas ici de photographier une grande époque pour que naisse une grande littérature.

L'art n'est pas une soumission, c'est une conquête.

La conquête de quoi ?

Des sentiments et des moyens de les exprimer.

Sur quoi ?

Sur l'inconscience, presque toujours; sur la logique, chez les artistes.

Le marxisme, c'est la conscience du social; la culture, c'est la conscience du psychologique.

A la bourgeoisie qui disait : l'individu, le communisme répondra : l'homme. Et le mot d'ordre culturel que le communisme oppose à ceux des plus grandes époques individualistes, le mot d'ordre qui, chez Marx, relie les premières pages de l'Idéologie allemande aux derniers brouillons du Capital, c'est : «Plus de conscience. »

Il serait trop long de définir ce que fut la conscience pour les romanciers classiques russes. Leur approfondissement de l'homme consista presque toujours à en montrer les éléments contradictoires et imprévisibles. Lorsqu'un héros de Tolstoï qui marche dans la nuit glacée découvre que le froid détruit son amour, lorsque Raskolnikoff découvre que le meurtre dont il attend la puissance lui apporte la solitude, que font ces deux romanciers ? Ils substituent un fait empirique à un fait logique; et, comme il n'y a pas de vraie logique en psychologie mais simplement l'imitation, ils substituent une découverte à une imitation.

Si vous aimez tant vos classiques, c'est d'abord qu'ils sont admirables; mais n'est-ce pas aussi parce qu'ils vous donnent de la vie psychologique une notion plus riche et plus contradictoire que les romans soviétiques; n'est-ce pas parce que, psychologiquement, vous trouvez parfois Tolstoï plus actuel que nombre d'entre nous ? Le refus du psychologique, en art, mène au plus absurde individualisme. Car toute homme s'efforce de penser sa vie, qu'il le veuille ou non; et le refus du psychologique signifie concrètement que celui qui aura le mieux pensé sa vie, au lieu de transmettre son expérience aux autres, la gardera pour lui.

… Ducs et crocheteurs écoutaient ensemble Shakespeare. A l'heure où les Occidentaux ne peuvent plus s'assembler que pour rire amèrement d'eux-mêmes devant la figure de Chaplin, à l'heure où tant de nos meilleurs artistes écrivent pour des fantômes ou pour des hommes à naître, vous, semblables et pourtant différents comme des grains, vous faites surgir ici la civilisation dont sortent les Shakespeare. Qu'ils n'étouffent pas sous les photographies, si belles soient-elles ! Le monde n'attend pas seulement de vous l'image de ce que vous êtes, mais aussi celle de ce qui vous dépasse, et bientôt vous seuls pourrez la lui donner.

 

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Grand salle de parade du Kremlin (salle du Trône, salle de bal, salle des colonnes)