D/1936.09 — André Malraux : «Sur l’héritage culturel»

D/1936.09 — André Malraux, «Sur l'héritage culturel», discours prononcé au secrétariat général élargi de l'Association internationale des écrivains pour la défense de la culture, à Londres, le 21 juin 1936. Commune [Paris], n° 37, septembre 1936, p. 1 et 9.


 

André Malraux

Sur l'héritage culturel

 

Discours prononcé au Secrétariat général élargi de l'Association Internationale des Ecrivains pour la Défense de la Culture, à Londres, le 21 juin 1936

 

J'ai reçu un jour la visite d'un homme qui venait de passer plusieurs années en prison. Il avait donné asile à des anarchistes poursuivis. C'était un intellectuel et il me parla de ses lectures. «Voilà, me dit-il, il n'y a que trois livres qui supportent d'être lus en prison : L'Idiot, Don Quichotte et Robinson. »

Je notai après son départ cette phrase qui m'avait intrigué et j'essayai de comprendre les raisons de ce choix. Et je m'aperçus que, des trois écrivains dont il s'agissait, deux, Dostoïevski et Cervantès, étaient allés au bagne, le troisième, Daniel de Foe, au pilori. Tous trois ont écrit le livre de la solitude, le livre de l'homme qui retrouve les hommes vivants et absurdes, les hommes qui peuvent vivre en oubliant que quelque part existent le bagne et le pilori. Et tous trois ont écrit la revanche de la solitude, la reconquête du monde par celui qui revient de l'enfer. La force terrible de l'humilité, disait Dostoïevski. Et la force terrible du rêve et la force terrible du travail… Mais l'important était de posséder le monde de la solitude, de transformer en une conquête, pour l'artiste, en l'illusion d'une conquête, pour le spectateur, ce qui avait été subi.

La tragédie posait là, avec une extrême brutalité, le problème que chacun de nous se pose confusément. L'art vit de sa fiction qui est de permettre aux hommes d'échapper à leur condition d'hommes, non par une évasion, mais par une possession. Tout art est un moyen de possession du destin. Et l'héritage culturel n'est pas l'ensemble des œuvres que les hommes doivent respecter, mais de celles qui peuvent les aider à vivre.

Notre héritage, c'est l'ensemble des voix qui répondent à nos questions. Et les civilisations prisonnières ou libres réordonnent, comme les hommes prisonniers ou libres, tout le passé qui leur est soumis.

La tradition artistique d'une nation est un fait. Mais la soumission des œuvres à l'idée d'une tradition repose sur un malentendu. La force convaincante d'une œuvre n'est nullement dans sa totalité, elle est dans la différence entre elle et les œuvres qui l'ont précédée. Giotto est pour nous un primitif, mais pour ses contemporains, ses peintures étaient «plus vraies que la vie». Elles étaient plus vraies que la vie, non par leur totalité, mais par ce que Giotto avait conquis sur la peinture byzantine. Le langage décisif de l'œuvre d'art, c'est sa différence significative; toute œuvre naît comme différence et devient peu à peu totalité. Juger d'une œuvre par rapport à une tradition est donc toujours juger d'une différence par rapport à une suite de totalités; et que cette suite de totalités existe ne laisse en rien préjuger de la façon dont les conquêtes qui font la vie de l'art contemporain qui nous entoure s'ordonneront par rapport à elles.

Les hommes sont bien moins à la mesure de leur héritage que l'héritage n'est à la mesure des hommes. L'ordre de tout héritage repose sur la volonté de transformer le présent; mais encore cette volonté est-elle limitée par une certaine futilité. La phtisie de Watteau le contraignait à abandonner Rubens pour le rêve de ses Fêtes galantes, mais la phtisie de Chopin le contraignait à sa musique déchirée. Joie ou malheur, c'est bien le destin de l'artiste qui le fait crier, mais c'est le destin du monde qui choisit le langage de ces cris.

Je voudrais donc d'abord tenter de préciser ici à l'intérieur de quelle fatalité peut s'insérer notre volonté.

Sous le mot art, nous envisageons deux activités assez différentes : l'une, que j'appellerai rhétorique – celle de l'artiste hellénistique, renaissant ou moderne – où l'œuvre compte moins que l'artiste, compte pour ce que l'artiste ajoute à ce qu'il figure. L'autre – celle du moyen âge, de l'Egypte et de Babylone – où l'artiste compte moins que ce qu'il figure. Dans la première, l'importance est dans la présence de l'artiste; dans la seconde, dans la chose représentée. Ce qui tient d'ordinaire à la valeur capitale donnée à cette chose représentée : comment se sentir artiste, au sens moderne du mot, en sculptant un crucifix, si l'on croit que le Christ est mort pour soi ? La douleur de Niobé ne concerne qu'elle, et l'artiste s'y introduit sans peine; la douleur de la Vierge concerne tous les hommes. Quand le sculpteur antique doit paraître, le sculpteur chrétien doit disparaître.

Pour disparaître, il n'en est pas moins grand. Et nous plaçons aussi haut que l'autre l'artiste qui ne se concevait pas comme tel. Peu importe comment l'artiste se conçoit. Ce qui importe seulement – et depuis quelques millénaires – c'est qu'il ne s'accorde pas au monde de formes qui lui est imposé, qu'il exige de le modifier, qu'il veuille conquérir sur lui sa vérité. A Athènes, à Chartres, ou à Lincoln. Mais depuis des siècles (bien que l'acte créateur dans son essence, à mon avis, soit demeuré le même), l'art a perdu sa volonté de vérité au bénéfice de la volonté de présence personnelle de l'artiste. En art, nous ne croyons pas au Christ présent dans le bois, mais à l'objet d'art qui s'appelle crucifix. Ce qui comptait dans une statue de saint, c'était le saint; ce qui compte dans un Cézanne, c'est Cézanne. Or, l'art des masses est toujours un art de vérité. Peu à peu, les masses ont cessé d'aller à l'art, de le rencontrer au flanc des cathédrales; mais aujourd'hui, il se trouve que, si les masses ne vont pas à l'art, la fatalité des techniques fait que l'art va aux masses.

Cela est vrai des pays démocratiques comme des pays fascistes ou communistes, quoique pas de la même façon. Depuis trente ans, chaque art a inventé son imprimerie; radio, cinéma, photographie. Le destin de l'art va du chef-d'œuvre unique irremplaçable, souillé par sa reproduction, non seulement au chef-d'œuvre reproduit, mais à l'œuvre faite pour sa reproduction à tel point que son original n'existe plus : le film. Et c'est le film qui rencontre la totalité d'une civilisation, comique avec Chaplin dans les pays capitalistes, tragique avec Eisenstein dans les pays communistes, guerrier bientôt dans les pays fascistes.

Soulignerai-je l'importance de la photo dans l'histoire des arts plastiques, où, les seules photos valables étant en noir, les peintures essentiellement dessinées, comme l'italienne, ont été puissamment valorisées, les peintures où la couleur est tout (les vitraux) négligées, les peintures à dessin puissant mais fixé, et dont l'évolution est celle de leurs couleurs (la peinture byzantine) à la fois exaltées et inconnues ? L'héritage culturel des arts plastiques est impérieusement lié à sa faculté de reproduction. Soulignerais-je, comme l'a fait W. Benjamin, la transformation de nature de l'émotion artistique lorsqu'elle va de la contemplation de l'objet unique à l'abandon distrait ou violent devant un spectacle indéfiniment renouvelable ? Nul ne croit que la lecture d'une chanson de geste soit analogue à l'audition d'un aède. Les moyens de l'aède sont d'ailleurs avant tout ceux de l'éloquence, et c'est l'impression qui contraint le poète à la littérature.

Or, une fois de plus, la conscience qu'a l'artiste de son acte créateur est en train de se modifier. J'accepte, pour ma part, volontiers, de voir renaître en tous les hommes la communion dans le domaine fondamental des émotions humaines. L'humanité a toujours cherché dans l'art son langage inconnu, et je me réjouis que notre fonction soit parfois de donner conscience aux êtres de la grandeur ou de la dignité qu'ils ignorent en eux; je me réjouis que, par notre art ou par des transpositions futures de notre art, nous puissions donner cette conscience à un nombre de plus en plus grand d'hommes. La photo de Rembrandt mène à Rembrandt, et la mauvaise peinture n'y mène pas.

Mais peu importe que nous nous en réjouissions ou nous en attristions : ce qui importe, c'est que ce fait nouveau est la condition même de la transmission de notre héritage culturel qui, par cette transmission même, change de nature.

Qu'on m'entende bien : je ne défends pas ici la vieille chimère d'un art dirigé et soumis aux masses. Comme cette idée ne consiste qu'à vulgariser l'art d'une civilisation individualisée et bourgeoise pour faire l'art d'une civilisation nouvelle, elle équivaut à peu près à l'idée qu'on fait l'art gothique en vulgarisant les modèles romains. L'art obéit à sa logique particulière, d'autant plus imprévisible que la découvrir est très précisément la fonction du génie. Le dix-neuvième siècle plastique finit au grand baroque Renoir, et les gratte-ciel commencent à Cézanne, mais nulle logique ne pouvait faire prévoir le style de Cézanne.

 

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vers1936