D/1961.12.14 — André Malraux : «Intervention à l’Assemblée nationale»

André Malraux, «[Intervention à l'Assemblée nationale, séance du 14 décembre 1961]», intervention au cours de la discussion d'un projet de loi de programme relatif à la restauration des grands monuments historiques. Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Assemblée nationale [Paris], n° 105 AN, 15 décembre 1961, p. 5637-5638, 5638.


 

André Malraux

 

Intervention à l'Assemblée nationale – séance du 14 décembre 1961

 

(«Pourquoi sauver Reims, pourquoi sauver Versailles,
plutôt que d'acheter de nouveaux blocs opératoires ?»)

 


 

Extrait

L'un de vos rapporteurs a fait allusion, timidement et pourtant de la façon la plus noble et la plus courageuse, à une objection que chacun de vous porte en lui-même. Je vais la résumer brutalement : «Pourquoi sauver Reims, pourquoi sauver Versailles, plutôt que d'acheter de nouveaux blocs opératoires ?»

Mesdames, Messieurs, nous savons tous que si nous devions choisir, choisir irrémédiablement, entre la vie d'un enfant inconnu et la survie d'un chef-d'œuvre illustre : la Joconde, la Victoire de Samothrace ou les fresques de Piero della Francesca, nous choisirions tous la vie de l'enfant inconnu. Mais cette question tragique est un piège de l'esprit. Jamais l'humanité n'a été contrainte de choisir et elle ressent invinciblement qu'elle doit sauver l'enfant et les chefs-d'œuvre.

Tolstoï demandait : «Que vaut Shakespeare en face d'une paire de bottes, pour celui qui doit marcher pieds nus ?»  L'Union soviétique, comme les démocraties occidentales, a pensé qu'il fallait fabriquer des bottes pour ceux qui n'en avaient pas – et leur faire lire Tolstoï et Shakespeare.

Tous les Etats savent aujourd'hui qu'une puissance mystérieuse de l'esprit, qui se confond peut-être avec celle qui assure la survie des grandes œuvres et exprime obscurément l'âme des peuples, affronte dans l'ombre les visages de la misère et du malheur. Il est vain d'opposer l'une aux autres : ce n'est pas à ces visages que nous devons opposer notre action, c'est à l'action des autres nations.

II n'est pas concevable que la France néglige Reims et Versailles, quand les Etats-Unis et le Brésil protègent leur architecture d'avant-hier, quand le Mexique restaure ses pyramides aztèques, et la Russie ses églises; quand l'Egypte, par la voix d'un Français, fit appel au monde pour sauver ses temples menacés par le barrage du Nil.

Les monuments que vous allez, je l'espère, sauver, ne les définissons pas par ce dont ils sont nés. Ils ont subi une immense métamorphose. Vincennes n'est plus pour nous, comme pour le XIXe siècle, une forteresse féodale; ni Versailles, un lieu de plaisir des rois.

Châteaux, cathédrales, musées, sont les jalons successifs et fraternels de l'immense rêve éveillé que poursuit la France depuis près de mille ans.

Chefs-d'œuvre, sans doute; lieux de beauté que nous devons transmettre comme ils nous ont été transmis; mais quelque chose de plus, qui est précisément l'âme de ce grand rêve. Nous savons bien que nous n'avons pas reçu la charge de Vincennes comme celle d'un quelconque donjon; la charge de Versailles, comme celle d'un château magnifique parmi d'autres.

Notre histoire, comme toutes, recouvre le long cortège de sang et d'avidité que suscite l'inépuisable passion des hommes; mais si elle est une histoire, et non ce cortège sanglant, ce n'est pas seulement par l'énergie des rois rassembleurs de terres, c'est aussi par ce qui fit la France aux yeux du monde; car la France n'a jamais été plus grande que lorsqu'elle combattait pour tous et, du donjon de Vincennes au musée des Invalides, l'appel désespéré des croisés de Mansourah renaît dans les chants des soldats de l'an II…

Ces monuments sont les témoins de notre histoire, devenue exemplaire. Tous les peuples ont besoin d'une histoire exemplaire, et lorsqu'ils n'en ont pas, ils l'inventent. Si le chêne de Saint Louis enchante les enfants et demeure dans la mémoire des hommes, si nous entendons encore celui qu'on appelait «le gentilhomme le plus mal habillé de sa cour», dire : «Je soutiendrai la querelle du pauvre», c'est qu'il est beau, pour un roi mort, de symboliser la justice. Et si l'appel qui précède cette mort : «Ô, Dieu, ayez pitié de ce peuple qui m'a suivi sur ce rivage !» trouve en nous une si profonde résonance, c'est qu'il est beau, pour un héros, de symboliser la pitié. Vincennes nous serait moins nécessaire, s'il n'était que le donjon de Philippe le Bel.

Nous avons choisi Reims entre toutes les cathédrales, vous le savez, parce qu'elle est la plus menacée, sans oublier Strasbourg, ni Laon, ni Chartres, acropole de la chrétienté.

Reims est une cathédrale glorieuse, mais elle ne nous émeut pas par sa gloire. C'est la cathédrale des sacres. Lequel d'entre vous, Mesdames, Messieurs, se souvient d'un seul de ces sacres, à l'exception de celui dont nous nous souvenons tous ? La profusion d'étendards qu'abrita si longtemps ce grand vaisseau de chevalerie n'est plus que ténèbres sous la lueur invincible de l'oriflamme qui sacra Charles VII au nom du peuple de France : « Elle était à la peine, il est bien juste qu'elle soit à l'honneur. . .»

Jusqu'à la Révolution, nous ne retrouverons plus cette fraternité.

 

Pour lire le texte en entier.

 

an37