D/1963.01.09 — André Malraux : «Discours prononcé le 9 janvier 1963 à Washington»

André  Malraux, «Discours prononcé le 9 janvier 1963, par Monsieur André Malraux, à Washington», allocution prononcée à l'occasion de l'envoi de La Joconde aux Etats-Unis. Paris, ministère des Affaires culturelles, s.d. [1971], [2 p.]. 


 

André Malraux

 

Discours prononcé le 9 janvier 1963 à Washington

(Prêt de La Joconde)

 

 

Monsieur le Président,

Voici donc le plus célèbre tableau du monde. Gloire mystérieuse, qui ne tient pas seulement au génie.

D'autres portraits illustres peuvent être comparés à celui-là. Mais chaque année, quelques pauvres folles se croient Monna Lisa, alors qu'aucune ne se croit une figure de Raphaël, du Titien ou de Rembrandt. Quand le France a quitté le Havre, aux bouquets apportés pour les passagères vivantes, était joint un bouquet porteur d'une carte sans nom, avec l'adresse : «Pour Monna Lisa»…

La liste de ceux que troubla ce tableau est longue et commence à son auteur. Léonard, qui parle de sa propre peinture avec tant de modération, a écrit une fois : «Il m'advint de peindre une œuvre réellement divine»…

On peut en donner maintes explications. Je suggérerai seulement celle-ci.

L'antiquité que ressuscitait l'Italien proposait une idéalisation des formes, mais le peuple des statues antiques, étant un peuple sans regard, était aussi un peuple sans âme. Le regard, l'âme, la spiritualité, c'était l'art chrétien, et Léonard avait trouvé cet illustre sourire pour le visage de la Vierge. En transfigurant par lui un visage profond, Léonard apportait à l'âme de la femme l'idéalisation que la Grèce avait apportée à ses traits. La mortelle au regard divin triomphe des déesses sans regard. C'est la première expression de ce que Goethe appellera l'éternel féminin.

La possession des chefs-d'œuvre impose aujourd'hui de grands devoirs, chacun le sait. Vous avez bien voulu, Monsieur le Président, parler d'un «prêt historique», pensant peut-être aux sentiments dont il témoigne. Il est historique aussi en un autre sens, qui vous fait grand honneur. Lorsque, à mon retour, quelques esprits chagrins me demanderont, à la tribune : «Pourquoi avoir prêté Monna Lisa aux Etats-Unis». Je répondrai : «Parce qu'aucune autre nation ne l'aurait reçue comme eux».

Par vous, Monsieur le Président – et par Madame Kennedy, toujours présente lorsqu'il s'agit d'unir l'art, les Etats-Unis et mon pays –, la plus puissante nation du monde rend aujourd'hui le plus éclatant hommage qu'une œuvre d'art ait jamais reçu. Soyez-en loués tous deux – au nom de tous les artistes sans nom qui vous en remercient peut-être du fond de la grande nuit funèbre.

Un dernier mot.

On a parlé des risques que prenait ce tableau en quittant Le Louvre. Ils sont réels, bien qu'exagérés. Mais ceux qu'ont pris les gars qui débarquèrent un jour à Arromanches – sans parler de ceux qui les avaient précédés vingt-trois ans plus tôt – étaient beaucoup plus certains. Au plus humble d'entre eux, qui m'écoute peut-être, je tiens à dire, sans élever la voix, que le chef-d'œuvre auquel vous rendez ce soir, Monsieur le Président, un hommage historique, est un tableau qu'il a sauvé. 

 

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 Le Président des Etat-Unis John Kennedy, Madame Madeleine Malraux, Monsieur André Malraux,

Madame Jacqueline (Jackie) Kennedy, M. Lindon Johnson, Vice-Président des Etats-Unis.

 

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