D/1964.05.31 – «Discours de Rouen prononcé en l’honneur de Jeanne d’Arc»

Discours
prononcé par Monsieur André Malraux, Ministre d’Etat
à l’occasion des fêtes de Jeanne d’Arc
le 31 mai 1964, à Rouen

 

Vous avez bien voulu, Monsieur le Maire, me demander d'assumer ce que le plus grand poète de votre ville, qui fut aussi l'un des plus grands poètes du monde, appelait «un triste et fier honneur», celui de reprendre ce que j'ai dit, il y a quelques années à Orléans, de Jeanne d'Arc victorieuse, et de rendre hommage, en ce lieu illustre par le malheur, à Jeanne d'Arc vaincue – à la seule figure de notre histoire, sur laquelle se soit faite l'unanimité du respect.

La résurrection de sa légende est antérieure à celle de sa personne, mais aventure unique ! La tardive découverte de sa personne n'affaiblit pas sa légende, elle lui donne son suprême éclat. Pour la France et pour le monde, la petite sœur de saint Georges devint Jeanne vivante par les textes du procès de condamnation et du procès de réhabilitation : par les réponses qu'elle fit ici, par le rougeoiement sanglant du bûcher.

Nous savons aujourd'hui qu'à Chinon, à Orléans, à Reims, à la guerre, et même ici, sauf pendant une seule et atroce journée, elle est une âme invulnérable. Ce qui vient d'abord de ce qu'elle ne se tient que pour la mandataire de ses voix : «Sans la grâce de Dieu, je ne saurais que faire». On connaît la sublime cantilène de ses témoignages de Rouen : «La première fois, j'eus grand-peur. La voix vient à midi ; c'était l'été, au fond du jardin de mon père… Après l'avoir entendue trois fois, je compris que c'était la voix d'un ange… Elle était belle, douce et humble ; et me me racontait la grande pitié qui était au royaume de France… Je dis que j'étais une pauvre fille qui ne savait ni aller à cheval ni faire la guerre… Mais la voix disait : “Va, fille de Dieu”…»

Certes, Jeanne est fémininement humaine. Elle n'en montre pas moins, quand il le faut, une incomparable autorité. Les capitaines sont exaspérés par cette «péronelle qui veut leur enseigner la guerre». (La guerre ? Les batailles qu'ils perdaient et qu'elle gagne…) Qu'ils l'aiment ou la haïssent, ils retrouvent dans son langage le «Dieu le veut» des Croisades. Cette fille de dix-sept ans, comment la comprendrions-nous si nous n'entendions pas, sous sa merveilleuse simplicité, l'accent incorruptible avec lequel les Prophètes tendaient vers les rois d'Orient leurs mains menaçantes, et leurs mains consolantes vers la grande pitié du royaume d'Israël ?

Avant le temps des combats, on lui demande : «Si Dieu veut le départ des Anglais, qu'a-t-il besoin de vos soldats ?» – «Les gens de guerre combattront, et Dieu donnera la victoire.» Ni saint Bernard ni Saint Louis n'eussent mieux répondu.

Mais ils portaient en eux la chrétienté, non la France.

Et à quelques pas d'ici, seule devant les deux questions meurtrières : «Jeanne, êtes-vous en état de grâce ?» – «Si je n'y suis, Dieu veuille m'y mettre ; si j'y suis, Dieu veuille m'y tenir !» ; et surtout la réponse illustre : «Jeanne, lorsque saint Michel vous apparut, était-il nu ?» – «Croyez-vous Dieu si pauvre qu'il ne puisse vêtir ses anges ?»

Lorsqu'on l'interroge sur sa soumission à l'Eglise militante, elle répond troublée, mais non hésitante : «Oui, mais Dieu premier servi !» Nulle phrase ne la peint davantage. En face du dauphin, des prélats ou des hommes d'armes, elle écarte le secondaire, combat pour l'essentiel : depuis que le monde est monde, tel est le génie de l'action. Et sans doute lui doit-elle ses succès militaires. Dunois dit qu'elle disposait à merveille les troupes et surtout l'artillerie, ce qui semble surprenant. Mais les Anglais devaient moins leurs victoires à leur tactique qu'à l'absence de toute tactique française, à la folle comédie héritée de Crécy à laquelle Jeanne mit fin. Les batailles de ce temps étaient très lourdes pour les vaincus : nous oublions trop que l'écrasement de l'armée anglaise à Patay fut de même nature que celui de l'armée française à Azincourt. Et le témoignage du duc d'Alençon interdit que l'on retire à Jeanne d'Arc la victoire de Patay puisque, sans elle, l'armée française se fût divisée avant le combat, et puisqu'elle seule la rassembla…

C'était en 1429 – le 18 juin.

Dans ce monde où Ysabeau de Bavière avait signé à Troyes la mort de la France en notant seulement dans son journal l'achat d'une nouvelle volière, dans ce monde où le dauphin doutait d'être dauphin, la France d'être la France, l'armée d'être une armée, elle refit l'armée, le roi, la France.

 

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On peut aussi consulter la version annotée et commentée des deux discours que Malraux a prononcés en l’honneur de Jeanne d’Arc (Orléans, 1961, et Rouen, 1964). Les textes sont précédés d’explications bibliographiques, d’une bibliographie thématique et d’une chronologie des faits évoqués par Malraux. Ils sont suivis de notes explicatives. Télécharger ces textes.

 

 

Rouen 1

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