D/1966.10.27 — André Malraux : «Intervention à l’Assemblée nationale»

André Malraux : «[Intervention à l'Assemblée nationale, 2e séance du 27 octobre 1966]», intervention au cours de la discussion de la 2e partie du projet de loi de finances pour 1967. Journal officiel de la République française. Débats parlementaires. Assemblée nationale [Paris], n° 88 AN, 28 octobre 1966, p. 3974-3976, 3988-3999, 3989, 3990, 3990-3991.


 

André Malraux

 

Intervention à l'Assemblée nationale – 2e séance du 27 octobre 1966

(Bilan du ministère, musique, cinéma, théâtre, Maisons de la culture, tentative de censure des Paravents de Jean Genêt)

 


 

Extrait : 

 

Je répondrai maintenant à MM. Christian Bonnet et Bertrand Flornoy en essayant de le faire avec la gravité et la dignité qu’ils ont eux-mêmes apportées dans ce débat assez pénible.

La liberté, Mesdames, Messieurs, n’a pas toujours les mains propres ; mais quand elle n’a pas les mains propres, avant de la passer par la fenêtre, il faut y regarder à deux fois.

Il s’agit d’un théâtre subventionné, dites-vous. Là-dessus, je n’ai rien à dire.

Mais, la lecture qui a été faite à la tribune est celle d’un fragment. Ce fragment n’est pas joué sur la scène, mais dans les coulisses. Il donne, dit-on, le sentiment qu’on est en face d’une pièce antifrançaise. Si nous étions vraiment en face d’une pièce antifrançaise, un problème assez sérieux se poserait. Or, quiconque a lu cette pièce sait très bien qu’elle n’est pas antifrançaise. Elle est antihumaine. Elle est anti-tout.

Genêt n’est pas plus antifrançais que Goya anti-espagnol. Vous avez l’équivalent de la scène dont vous parlez dans les Caprices.

Par conséquent, le véritable problème qui se pose ici  ?  il a d’ailleurs été posé  ?  c’est celui, comme vous l’avez appelé de la « pourriture ».

Mais là encore, mesdames, messieurs, allons lentement ! Car, avec des citations, on peut tout faire :

« Alors, ô ma beauté, dites à la vermine qui vous mangera de baisers… », c’est de la pourriture ! «Une charogne», ce n’était pas un titre qui plaisait beaucoup au procureur général, sans parler de Madame Bovary.

Ce que vous appelez de la pourriture n’est pas un accident. C’est ce au nom de quoi on a toujours arrêté ceux qu’on arrêtait. Je ne prétends nullement  ?  je n’ai d’ailleurs pas à le prétendre  ?  que M. Genêt soit Baudelaire. S’il était Baudelaire, on ne le saurait pas. La preuve, c’est qu’on ne savait pas que Baudelaire était un génie. (Rires).

Ce qui est certain, c’est que l’argument invoqué : « cela blesse ma sensibilité, on doit donc l’interdire », est un argument déraisonnable. L’argument raisonnable est le suivant : « Cette pièce blesse votre sensibilité. N’allez pas acheter votre place au contrôle. On joue d’autres choses ailleurs. Il n’y a pas obligation. Nous ne sommes pas à la radio ou à la télévision ».

Si nous commençons à admettre le critère dont vous avez parlé, nous devons écarter la moitié de la peinture gothique française, car le grand retable de Grünewald a été peint pour les pestiférés. Nous devons aussi écarter la totalité de l’œuvre de Goya, ce qui sans doute n’est pas rien. Et je reviens à Baudelaire que j’évoquai à l’instant…

Le théâtre existe pour que les gens y retrouvent leur propre grandeur. Mais le Théâtre de France n’est pas un théâtre où l’on ne joue que Les Paravents.

C’est un théâtre où l’on joue Les Paravents, mais entre Le Pain dur de Claudel et les classiques, en attendant Shakespeare. Il ne s’agit plus du tout de savoir si on donne de l’argent pour jouer Les Paravents. Il s’agit de savoir si l’on doit ne jouer dans un théâtre de cette nature que des œuvres qui sont dans une certaine direction.

Quand on parlait de théâtre subventionné, il y a un siècle, on parlait d’un théâtre d’exception. Or aujourd’hui, la subvention s’adresse à presque tous les théâtres. Je ne parle pas de théâtres privés parisiens. Je parle des centres dramatiques.

Si nous admettons une censure particulière pour le théâtre privé parisien, que nous ne subventionnons pas, nous l’aurons pour le théâtre privé de province ; si nous admettons une censure pour les théâtres subventionnés parisiens, nous l’admettons pour tous les centres dramatiques, c’est-à-dire pour tout ce qui est le théâtre vivant en France.

C’est pourquoi on ne peut s’engager dans une telle voie qu’avec une extrême prudence et je ne supprimerai pas pour rien la liberté des théâtres subventionnés. J’insiste sur les mots « pour rien », car si nous interdisons Les Paravents, ils seront rejoués demain, non pas trois fois mais cinq cents fois. Nous aurons à la rigueur prononcé un excellent discours et prouvé que nous étions capables de prendre une mesure d’interdiction, mais en fait nous n’aurons rien interdit du tout.

L’essentiel n’est pas de savoir ce que nous pourrons faire de trois francs de subvention mais de savoir ce qu’on interdira ou non, de savoir quelle gloire sera donnée par l’interdiction à une pièce dont on veut minimiser la portée par une opération de Gribouille. Je ne crois pas que ce soit urgent. (Sourires)

En fait, nous n’autorisons pas Les Paravents pour ce que vous leur reprochez et qui peut être légitime ; nous les autorisons malgré ce que vous leur reprochez, comme nous admirons Baudelaire pour la fin d’«Une charogne» et non pas pour la description du mort. (Applaudissements sur de nombreux bancs de l’U.N.R.-U.D.T et du groupe des Républicains indépendants).

 

Lire la totalité de l’intervention.

 

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