D/1969.04.13 — André Malraux : «Le Discours de M. André Malraux. “Il se peut que vous vous trouviez bientôt en face d'une réaction qui ne prendra plus la forme d'un parti politique”», «Le Monde»

D/1969.04.13 —  André Malraux : «Allocution prononcée par Monsieur André Malraux aux assises de l'Union des jeunes pour le progrès, à Strasbourg, le 13 avril 1969», Paris, ministère des Affaires culturelles, s.d., [4 p.].

Extraits parus sous le titre «Le Discours de M. André Malraux. “Il se peut que vous vous trouviez bientôt en face d'une réaction qui ne prendra plus la forme d'un parti politique”», Le Monde [Paris], n° 7543, 15 avril 1969, p. 7.

 


 

André Malraux

        

«Il se peut que vous vous trouviez bientôt en face

d'une réaction qui ne prendra plus la forme d'un parti politique»

 

 

J'ai dit en mai que la crise de la jeunesse était d'abord une crise de civilisation. C'est dans cette crise que vous êtes appelés à agir, c'est sur elle que vous fonderez votre action. Il n'est pas question de revenir en arrière. Nous ne sommes pas des nostalgiques du passé. Si le monde qui nous est donné doit être un monde tragique, c'est à vous d'en assumer la tragédie ; et s'il doit devenir un monde dérisoire, c'est à vous d'arracher la dérision.

[…]

C'est ici qu'apparaît le piège que tendait le destin à la jeunesse révoltée. Un problème métaphysique n'a pas de solution politique, il ne peut que s'accommoder des solutions politiques qui lui préexistent. Séparés du parti communiste, les nihilistes qui parlaient des crapules staliniennes devaient recevoir comme un coup de pied dans le ventre l'inévitable conclusion de leur drame : la candidature de M. François Mitterand à la présidence de la République.

Souvenons-nous qu'en mai, le cortège des grévistes et celui des gaullistes ne se sont pas rencontrés. Il n'y a pas eu d'affrontement. Lorsque le général de Gaulle a commencé de parler, lorsque le cortège des Champs-Elysées a commencé de défiler, le mouvement étudiant était frappé à mort par la sinistre ironie de sa conclusion. Que d'illusion lyrique, que de drapeaux noirs, quelle débauche de la générosité il y a toujours des cœurs de vingt ans pour aboutir à retrouver la IVe République ! Que de lectures des Possédés, que de rêve de barricades ou de lanceurs de bombes pour retrouver la bibliothèque rose !

La conséquence ne se fit pas attendre. Pris entre un nihilisme qui n'espérait qu'en lui-même, et un retour au passé qui n'apportait d'espoir à personne, le pays envoya à l'Assemblée la plus forte majorité gaulliste que celle-ci ait connue.

[…]

Cela, c'est notre destin à tous, pour les années qui viennent. Mais vous, vous avez un adversaire particulier, contre qui va se jouer votre propre destin. C'est la démission sans précédent de la jeunesse mondiale, depuis le Mexique jusqu'au Japon. Cet immense désespoir, cette révolte par soubresauts qui confond les convulsions avec la continuité sans laquelle il n'y a pas d'action, c'est ce que j'ai appelé jadis l'illusion lyrique, mais c'est aussi la forme tragique de la démission. Les temps d'Apocalypse ne mènent qu'à leur propre destruction. En face d'un abandon qui parcourt le monde comme un intermittent incendie, que pouvez-vous faire ? Reprendre pour votre compte une phrase que vous n'avez pas oubliée : «Je ne me démettrai pas.» Même l'appel du 18 juin ne fut d'abord qu'un refus contagieux.

Vous n'êtes pas séparés de vos adversaires par l'acceptation d'un passé que vous rejetez comme eux ; vous en êtes séparés parce qu'à la foi dans la fécondité du chaos vous opposez la foi dans la fécondité de l'action. Il va s'agir d'élaborer les moyens de cette action. Aujourd'hui, comme au 18 juin, il ne s'agit que d'une prise de conscience. Rarement le destin de la jeunesse aura tenu à un si petit nombre d'hommes. Mais après tout il suffit jadis de quelques soldats macédoniens pour faire s'évanouir, dans les sables de la Perse, la tourbillonnante cavalerie de la Chimère… Nous voulions une nation réellement indépendante, et nous l'avons faite ; un Etat moderne capable d'ordonner la France des cinquante années à venir, et nous travaillons à le faire ; plus de justice sociale, et nous finirons bien par y parvenir. Que le mot participation ne nous égare pas : il y aura loin de la participation de 1970 à celle du siècle prochain, comme il y a loin de Marx à Staline, du socialisme utopique au socialisme suédois et du 18 juin à la libération.

 

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Le texte publié par le ministère des Affaires culturelles en 1971.

 

 

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