D/1973.09.02 — André Malraux : «Discours des Glières»

André Malraux

 

Discours prononcé au Plateau des Glières

pour l'inauguration du monument commémoratif de Gilioli, Haute-Savoie

2 septembre 1973

 

         Je parle au nom des Associations des Résistants de Haute-Savoie et de l'Ordre de la Libération. En mémoire du général de Gaulle, pour les survivants et pour les enfants des morts.

         Lorsque Tom Morel eut été tué, le maquis des Glières exterminé ou dispersé, il se fit un grand silence. Les premiers maquisards français étaient tombés pour avoir combattu face à face les divisions allemandes avec leurs mains presque nues, non plus dans nos combats de la nuit, mais dans la clarté terrible de la neige. Et à travers ce silence, tous ceux qui nous aimaient encore, depuis le Canada jusqu'à l'Amérique latine, depuis la Grèce et l'Iran jusqu'aux îles du Pacifique, reconnurent que la France bâillonnée avait au moins retrouvé l'une de ses voix, puisqu'elle avait retrouvé la voix de la mort.

         L'histoire des Glières est une grande et simple histoire, et je la raconterai simplement. Pourtant, il faut que ceux qui n'étaient pas nés alors – et depuis, combien de millions d'enfants ! – sachent qu'elle n'est pas d'abord une histoire de combats. Le premier écho des Glières ne fut pas celui des explosions. Si tant des nôtres l'entendirent sur les ondes brouillées, c'est qu'ils y retrouvèrent l'un des plus vieux langages des hommes, celui de la volonté, du sacrifice et du sang.

         Peu importe ce que fut dans la Grèce antique, militairement, le combat des Thermopyles. Mais dans ses trois cents sacrifiés, la Grèce avait retrouvé son âme, et pendant des siècles, la phrase la plus célèbre fut l'inscription des montagnes retournées à la solitude, et qui ressemblent à celles-ci : «Passant, va dire à la cité de Sparte que ceux qui sont tombés ici sont morts selon la loi».

         Passant, va dire à la France que ceux qui sont tombés ici sont morts selon son cœur. Comme tous nos volontaires depuis Bir-Hakeim jusqu'à Colmar, comme tous les combattants de la France en armes et de la France en bâillons, nos camarades vous parlent par leur première défaite comme par leur dernière victoire, parce qu'ils ont été vos témoins.

         On ne sait plus guère, aujourd'hui, que tout commença par un mystère de légende. Le plateau des Glières était peu connu; presque inaccessible, et c'est pourquoi les maquis l'avaient choisi. Mais alors que nous combattions par la guérilla, ce maquis, à tort ou à raison – peu importe : la France ne choisit pas entre ses morts ! – avait affronté directement la Milice, allait affronter directement l'armée hitlérienne. Presque chaque jour, les radios de Londres diffusaient : «Trois pays résistent en Europe : la Grèce, la Yougoslavie, la Haute-Savoie». La Haute-Savoie, c'était les Glières.

         Pour les multitudes éparses qui entendaient les voix du monde libre, ce plateau misérable existait à l'égal des Balkans. Pour des fermiers canadiens au fond des neiges, la France retrouvait quelques minutes d'existence parce qu'un Savoyard de plus avait atteint les Glières.

 

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André Malraux sortant du monument; le discours; la séance de dédicaces. On voit le pansement au majeur droit («Il y a trois mois, la dernière phalange de mon index droit a été fracturée par une portière d’auto. Un peu plus tard, a paru au-dessus de la lunule une coupure aussi nette qu’un coup de gouge; elle avance avec le temps, partage maintenant l’ongle en deux. Je n’ai jamais vu avec une telle précision la marque de ma vie sur mon corps.» Dernier paragraphe de Lazare (1974) et donc du Miroir des limbes.