D/1973.10.11 — André Malraux, témoin au tribunal jugeant Jean Kay

Le Monde, 15 octobre 1973

A la cour d'assises de Versailles

Indulgence pour le pirate de l'air : cinq ans de prison avec sursis

par Maurice Denuzière.

 

Jean Kay, le pirate de l'air idéaliste, a été condamné vendredi soir 12 octobre par la cour d'assises de Versailles à cinq ans de prison avec sursis.

Après avoir annoncé la décision de la cour, le président Parrot a fait observer au condamné que le jury s'était montré à son égard d'une grande indulgence qu'il convenait d'apprécier. Le pirate de l'air, qui avait accompli déjà huit mois de prison avant d'être mis en liberté sous caution, a donc pu retrouver sa famille quelques instants après un verdict qu'il a accueilli avec le sourire.

André Malraux avait été la vedette de la deuxième journée du procès. En dix minutes, l'ancien ministre du général de Gaulle, redevenu l'ardent styliste de La Condition humaine, allait situer parmi les symboles hautement significatifs le geste de Jean Kay. Mince, vêtu de gris, la mèche rebelle battant un front pâle, réprimant ses vibrations nerveuses des membres et de la tête qui semblent toujours rythmer le débit de sa pensée, il donna une pichenette d'habitué au micro pour s'assurer de son fonctionnement, puis avec ce lyrisme spontané qu'on lui connaît commença : «Il me semble que le premier élément par lequel je puis concourir à notre justice est de faire la différence entre ce que l'on peut dire aujourd'hui du Bangladesh et ce qui s'y est passé. En ce temps-là, il y avait la guerre. D'un côté le Pakistan qui venait d'exterminer trois millions de Bengalis sans autre raison qu'électorale, de l'autre quelques maquis. Et l'on parle de pirates !

«Si les pirates n'avaient jamais fait autre chose que d'arrêter les galions du roi d'Espagne pour prendre des médicaments, on parlerait d'eux aujourd'hui comme d'un ordre religieux. Un acte comme celui qu'a accompli Kay comporte à la fois une grande générosité et une petite folie. L'histoire, en se retirant avec le temps, balaie la générosité et ne laisse que la folie sur le sable. Car les 3 tonnes de médicaments obtenues par Jean Kay sont bien arrivées là-bas. Ça a fait six cent mille piqûres qui ont sans doute sauvé six cent mille vies humaines. Si pendant la guerre, des Hindous avaient en Inde intercepté un avion allemand pour obliger l'équipage à porter des médicaments aux maquis du Vercors ou des Glières, on l'aurait peut-être oublié chez nous. Eux, là-bas, n'ont pas oublié le geste de Kay. Quel dommage qu'il n'ait pas complétement réussi. S'il en avait été ainsi, il serait resté là-bas. Puis, quand il serait revenu, nous qui sommes des conseillers municipaux, lui aurions offert des vins d'honneur, car, une certaine manière, il aurait représenté la France.»

« Un bon crime »

André Malraux raconte ensuite comment, au Bengale, ayant offert à un jeune amputé le collier de fleurs que ses hôtes lui avaient passé au cou. Il eut la surprise en quittant l'hôpital de recevoir des mains de l'infirme un bouquet tricolore fait de quelques fleurs extraites de la guirlande abandonnée quelques instants plus tôt. «Ces fleurs, conclut l'ancien ministre, l'homme que vous allez juger les a méritées mieux que moi.»

Au cours de la matinée, le général Vanux en était venu à la barre pour dire que l'idéalisme de Jean Kay «avait voulu se réaliser par tous les moyens, même défendus». «S'il a commis un crime, c'est un bon crime», ajouta le général. «La leçon qu'il voulait donner était à recevoir, même si on ne l'a pas reçue parce qu'on n'en était pas digne.»

Raymond Offroy, ancien ambassadeur, député de la Seine-maritime (U.D.R.), président de l'Association parlementaire des amis du Bangladesh, devait apporter aussi son témoignage sur la misère et le dénuement des Bengalis à l'époque des faits reprochés à Kay. Quant aux policiers du groupe de répression du banditismes, le commissaire principal Le Bruchel et l'inspecteur Siblot, qui essuya le coup de feu tiré par Kay, ils déposèrent avec une loyauté à laquelle la défense, Me Robert Tardif et Me Jean-Marc Varaut, se plut à rendre hommage. «Elle est à la hauteur, a dit l'un des défenseurs, du courage et du sang-froid dont ont fait preuve ces deux policiers au moment de l'arrestation de Kay.»

L'inspecteur Siblot, notamment, qui, pressé de questions par l'avocat général Bezio, se déclara incapable de dire de façon formelle si Kay avait tiré volontairement sur lui. «Il a plutôt obéi à un réflexe conditionné, dit le policier qui, ce jour-là, frôla la mort : j'ai senti son pistolet contre mon ventre, mais étant données nos positions dans la lutte pendant que je le ceinturais, il ne pouvait en être autrement.»

• «Une leçon de vraie charité»

Au début de l'après-midi, le ministère public, par la voix de M. Bezio, avait prononcé un réquisitoire modéré, bien que, pour le magistrat, l'intention de tuer n'ait pas fait beaucoup de doute, que Kay ne se soit pas montré en tant que mercenaire aussi désintéressé qu'il le dit et qu'il ait pris assez de liberté avec sa foi chrétienne pour devenir bigame et abandonner, en Espagne, une jeune femme et un enfant. Envisageant l'indulgence des jurés, et peut-être le magistrat le souhaitait-il, M. Bezio conclut son réquisitoire en disant : «Ce pourrait être pour Kay une leçon de clairvoyance et une leçon de vraie charité.»

Me Castellani, Me Tardif puis Me Varaut se succédèrent pour présenter la défense de Jean Kay. Me Varaut, pour expliquer face à la misère des Bengalis le geste démesuré de son client, cita Shakespeare : «Un ciel si sombre ne peut s'éclairer que par une tempête.» Pour Jean Kay, comme pour ceux qu'il tint sous la menace, comme pour celui qui faillit périr par son arme, la tempête s'est apaisée. Le ciel reste sombre et chargé d'autres misères et d'autres chagrins. Les jurés de Versailles ont laissé à l'idéaliste le choix d'autres moyens que le détournement d'avion pour secourir les malheureux, puisque telle est, ont-ils admis, sa vocation.

 

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Document n° 16 (chronologie des faits)

Journal de Morlaix, 9 octobre 1973

Jean Kay, pirate de l'air et défenseur du Bengladesh

Jeudi devant les Assises

 

Avant même d'examiner en détail les faits qui lui sont reprochés, les jurés devront cerner la personnalité de Jean Kay.

Agé de 28 ans au moment des faits, il n'a rien de l'accusé type de la cour d'assises. Né en Algérie d'un père colonel, privé de sa mère très jeune, ballotté au hasard des garnisons de son père. Jean Kay est très tôt préparé pour l'aventure.

• Rejoindre l'O.A.S.

En 1962, à Alger, il déserte pour rejoindre l'O.A.S. Après avoir purgé six mois de prison à la Santé et à Fresnes comme détenu politique, il déserte une nouvelle fois pour rejoindre un groupe de commandos en Espagne. Peu après son amnistie, en 1965, il part successivement combattre pendant quatre ans au Yémen puis comme mercenaire au Biafra, enfin comme instructeur des Phalanges libanaises.

Fin 1971, alors qu'il se trouve en France, la guerre fait rage au Pakistan. M. André Malraux, pour qui Jean Kay nourrit une grande admiration, envisage alors de prendre part à une opération destinées à secourir les dix millions de Bengalis du Pakistan oriental, réfugiés en Inde.•

• Le [vendredi] 3 décembre 1971

Le 3 décembre 1971, à 11h45, un Boeing 727 de la Pakistan International Airlines vient de gagner la piste d'envol de l'aéroport d'Orly. L'avion s'apprête à partir pour Calcutta avec à son bord 28 passagers et huit membres d'équipage, quand soudain l'un des passagers fait irruption dans le poste de pilotage. C'est Jean Kay.

D'une main il brandit un pistolet 9 mm, de l'autre, il tient une sacoche de cuir d'où pendent deux fils électriques.

«Il y a une bombe dans cette serviette. Elle peut sauter d'une minute à l'autre», affirme le pirate solitaire avant d'ordonner à la tour de contrôle : «Cet avion est réquisitionné au profit des réfugiés du Bengla Desh. Faites déposer au pied de la passerelle 20 tonnes de médicaments, en priorité des vaccins, des antibiotiques et des vitamines. Vous avez deux heures pour exécuter les ordres. Passé ce délai, je ferai sauter l'appareil et ses passagers»

A 17h, les médicaments sont apportés au pied de l'avion. Au sol, le préfet de l'Essonne dirige les opérations auxquelles participent 200 gendarmes et 100 policiers. A l'intérieur de l'avion, Jean Kay fait diffuser de la musique et distribuer des bonbons.

Vers 15h30, depuis la tour de contrôle un policier qui affirme être médecin fait savoir au pirate qu'il est impossible de charger les vaccins dans les soutes de l'avion où la température descend à moins 15 degrés en altitude. Jean Kay accepte de faire alors ouvrir les portes du Boeing pour procéder au chargement.

Peu avant 19h30, cinq manœuvres vêtus de bleu de travail, chargent les premières caisses de médicaments. Ce sont des policiers armés. A la première occasion, l'un d'eux. M. Antoine Sciblol, se précipite sur Jean Kay et lui porte un violent coup de crosse sur la tête. Dans la confusion le pirate a tiré un coup de feu. Le projectile est allé trouer le pull-over du policier heureusement équipé d'un gilet pare-balles.

C'est ce coup de feu qui vaut à Jean Kay d'être également inculpé de tentative d'homicide volontaire.

•André Malraux cité comme témoin

Bezio, procureur de la République de Versailles, occupera jeudi le banc du ministère public. Mes Avraut et Tardif, défenseurs de Jean Kay, demanderont la relaxe de leur client «avant tout soucieux de la misère humaine».

Ils ont décidé de citer à titre de témoins, M. André Malraux, l'ambassadeur de Bangla Desh à Paris, le général Vanuxen et M. Raymond Offroy, député de Seine-Maritime, président du groupe parlementaire pour l'amitié entre la France et le Bengla Desh.

Pour le détournement et la prise d'otages Jean Kay encourt une peine de cinq à dix années de réclusion. Pour la tentative d'homicide volontaire il risque la réclusion à perpétuité.

NDLR. Jean Kay sera condamné à 5 années de prison avec sursis.

 

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