E/1946.11.15 — André Malraux : «Fonder la notion d’homme», entretien accordé à Albert Ollivier pour «Combat».

«Malraux nous dit : “La tâche la plus importante qui s'offre à la pensée contemporaine c'est de fonder la notion d'homme”», entretien accordé à Albert Ollivier, Combat [Paris], n° 764, 15 novembre 1946, p. 1 et 2.


 

André Malraux

 

Fonder la notion d'homme

 


 

Extraits :

 

Le destin de l'Europe

— Nous voyons assez bien un certain nombre de valeurs américaines et de valeurs soviétiques, parce qu'elles sont nouvelles, mais quelles sont les valeurs européennes, étrangères aux unes et aux autres, qui vous paraissent exister encore en face des premières ?

— Mon cher Ollivier, l'interview devant être un animal de pelage clair, je vais prendre un symbole avec ce que tout symbole implique d'un peu gros. Et je vous dirai : Michel-Ange. On a beaucoup parlé de la déshumanisation de l'art et du retour à la barbarie. Assurément les arts barbares sont entrés dans notre domaine et nous leur sommes sensibles. Mais, si nous faisons le bilan des peintres qui doivent à nos cinquante dernières années leur résurrection, nous trouvons le Greco, Vermeer, Piero della Francesca, Dumesnil, La Tour. Nous n'avons pas seulement ressuscité les fétiches, mais aussi un des plus grands styles de l'Occident.

L'Univers créée par Cézanne n'est pas un univers de fétiches. Au surplus, si l'influence de Michel-Ange et de Rembrandt est aujourd'hui nulle en peinture, ils demeurent l'un et l'autre, pour nous, de très hautes valeurs de culture. Ce qu'ont en commun, dans une certaine mesure, nos peintres ressuscités, avec les figures de Chartres, Rembrandt et Michel-Ange, ce que ces deux derniers expriment au plus haut point, n'a d'équivalent ni en Amérique ni en Union Soviétique. Nous pouvons appeler ça la volonté de transcendance ou autrement, mais nous voyons bien de quoi il retourne dès que nous pensons à eux.

Maintenant, attention : je ne demande pas que nos peintres fassent du pseudo-Rembrandt et nos sculpteurs du pseudo-Michel-Ange ! Les valeurs dont nous sommes en train de parler ne s'expriment de toute évidence que par une série de métamorphoses. Le successeur des sculpteurs de Chartres, c'est Rembrandt, et je ne sais pas plus que vous ce que être le successeur de Rembrandt. Le seul qui le sache, c'est celui qui le sera.

Résumons : dans l'ordre de la culture, je ne vois rien, dans ce qui peut s'opposer à l'Europe, qui l'ait encore dépassée. Je ne nous propose pas de devenir les rentiers de Michel-Ange. Je dis que les résonance héroïque et tragique de l'Europe n'est pas morte et que le rôle de l'Europe est d'en conquérir une nouvelle incarnation.

L'héritage du monde

— Récemment, on a parlé de civilisation unique.

— Je pense que nous jouons sur les mots. Il est simplement évident que, même s'il n'y a qu'une civilisation, la culture égyptienne n'est pas la culture chinoise. Il est clair que notre civilisation est mise en question, mais il me semble évident aussi que la regarder comme nous regardons toute culture disparue (la culture égyptienne ou la culture romaine, par exemple) n'est pas tout à fait acceptable. Parce qu'il y a, entre toutes les cultures qui nous ont précédés et la nôtre, une différence fondamentale : c'est que, pour nous, ces cultures existent, alors que chacune d'elles était la négation de ce qui l'avait précédée.

Il est possible qu'on revendique l'héritage du monde ; nous ne revendiquions pas autre chose que celui d'une suite de métamorphoses, mais il est certain que nous sommes les premiers à revendiquer l'héritage du monde. Quant à savoir s'il n'y a qu'une civilisation, je me pose la question depuis un certain nombre d'années. Comme elle ne se résout évidemment pas par la simple croyance au progrès, il s'agirait de savoir ce qu'est cette civilisation qui transcende les cultures, c'est-à-dire de fonder la notion d'homme. Un rien ! C'est sans doute la tâche la plus importante qui se pose à la pensée contemporaine.

 

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