E/1948.03.31 — André Malraux : «Entretien avec James Burnham» (première partie)

E/1948.03.31 — André Malraux : «Thorez n'est pas la gauche, Blum n'est pas le centre. De Gaulle n'est pas la droite. (Dialogue Malraux – Burnham)», Carrefour [Paris], n° 185, 31 mars 1948, p. 1 et 4. Première partie de l'entretien accordé à James Burnham.


 

 

André Malraux

 

Thorez n'est pas la gauche, Blum n'est pas le centre, de Gaulle n'est pas la droite

 

Extrait

Malraux — L'anticommunisme prend dans chaque pays la forme qui s'accorde à l'âme de ce pays : en Allemagne, le nazisme, et chez nous, quelque chose qui ressemble à la première République.

J'ai dit au Vélodrome d'Hiver : «Les staliniens ne sont pas la gauche; nous ne sommes pas la droite et la Troisième Force n'est pas au milieu».

Il est incontestable qu'en matière de propagande les staliniens ont gagné contre nous la première manche en faisant croire à tant d'étrangers que le gaullisme était un mouvement de droite. A quel point il pouvait être bon pour les staliniens de faire croire que leur adversaire le plus dangereux, le général de Gaulle, était un futur fasciste, est simplement évident.

Quand à la Troisième Force, si nous ne sommes pas un mouvement de droite, à quoi sert-elle ? Elle décidera donc que nous sommes réactionnaires.

Il est comique de voir traiter d'antirépublicain l'homme qui a rétabli la République, de chef des collaborateurs l'homme qui les a écrasés, d'antisémite l'homme qui a supprimé les lois raciales, d'adversaire du vote des femmes l'homme qui l'a institué en France. Notez d'ailleurs que ceux qui nous disent fascistes ou réactionnaires sont les mêmes que ceux qui vous accusent de n'avoir d'autre but que l'asservissement de l'Europe.

Que les staliniens ne soient pas la gauche, je crois vraiment que vos lecteurs, maintenant, le savent de reste. Comme je voudrais entendre les dialogues des commissaires de la République aux vestes de cuir avec les maréchaux soviétiques dorés sur tranches ! Il n'y a pas une des positions de Lénine qui n'ait été abandonnée du pays où L'Internationale a cessé d'être l'hymne officiel, – en attendant de devenir, un beau matin, un hymne interdit…

Les hommes souffrent bien de leur propre douleur, mais ils se battent souvent pour la forme qu'elle avait au temps de leurs pères… Il y a cent ans, au moment où allait paraître Le Manifeste communiste, et où la nouvelle réalité était la lutte du capitalisme et du prolétariat, on ne discutait guère de celle de la République et de la Royauté. Il est clair que, de notre temps, sous la lutte du capitalisme et du prolétariat, commence à s'élaborer une tout autre réalité. La grande importance de vos livres tient à mes yeux à ce qu'ils tentent de nous faire découvrir cette réalité. Mais la réalité d'une métamorphose du monde ne se discerne pas en quelques jours ni même en quelques années.

La France n'est pas divisée seulement, pour l'instant, entre capitalistes et prolétaires. Elle a un prolétariat d'ailleurs minoritaire (9 millions), un capitalisme légalement volatilisé, et une classe clandestine de privilégiés sans aucune valeur pour l'Etat, puisqu'ils ne participent pas à la production, qui sont les intermédiaires. Un marché noir qui dure n'est pas seulement un accident, c'est aussi une forme de l'économie.

Au surplus cette forme est elle-même un symptôme; lorsque je regarde de près l'économie de mon pays, il arrive bien souvent qu'il me semble me retrouver en Perse… Rétablir une économie de la production est plus urgent pour nous que de résoudre des problèmes marxistes; et, l'ombre de Karl Marx doit bien rigoler lorsqu'elle voit, lié à des fatalités économiques, le destin des intermédiaires milliardaires protégés par le parti communiste après l'avoir été par les Allemands d'occupation… Et par nous ensuite, si nous n'y prenons garde !

Ce que veut d'abord le gaullisme, c'est rendre à la France une architecture et une efficacité. Nous n'affirmons pas que nous y parviendrons, mais nous affirmons de la façon la plus ferme que nos adversaires n'y parviendront pas.

N'oublions pas que le gaullisme n'est pas une théorie comme le marxisme et même le fascisme, c'est un mouvement de salut public. C'est pourquoi nous avons dit dès l'origine que «sur un vaisseau qui sombre, il ne s'agit pas de faire des théories de la navigation, mais d'aller aux pompes».

C'est pourquoi nous avons dit dès l'origine de notre mouvement : «Il existe dans ce pays un tel écart entre les prix agricoles et les prix industriels que même un pays aussi prospère que les Etats-Unis n'y résisterait pas».

Nous avons dit encore que le système des partis tel qu'il fonctionne aujourd'hui était hors d'état de prendre des mesures de salut public.

Il y a des mois de cela. Aujourd'hui même vous savez comme moi que, bien qu'on essaye de mettre une fois de plus un ordre provisoire dans la vieille course entre les salaires et les prix, le problème fondamental de l'économie française reste entier.

Quant aux partis, on ne saurait trop répéter ce que vous avez écrit depuis plusieurs années déjà : si l'on appelle parti le parti stalinien, il est absurde d'appeler partis les autres; si l'on appelle partis les autres, il faut un autre nom pour les staliniens.

Le parti stalinien, qu'on l'approuve ou qu'on le réprouve, n'est pas une des composantes de la démocratie, c'est autre chose : donner des coups de pied dans les jeux d'échecs n'est pas une façon particulière de jouer aux échecs.

A la vérité, depuis la guerre au moins, la démocratie véritable a cessé d'exister en Europe. Il n'y a pas de démocratie véritable là où existe un parti communiste puissant, et cela est si vrai qu'il ne demeure de démocratie que dans les pays où le parti communiste n'est pas assez fort pour infléchir la vie politique.

Ce que nous voulons est précisément rétablir une véritable démocratie mais nous ne nous dissimulons pas qu'il faudra la conquérir.

Nous avons dit dès le début : «Nous ne croyons pas aux programmes, mais aux objectifs» Définissons nos objectifs l'un après l'autre, atteignons-les d'abord et déterminons les suivants : autrement dit, commençons par faire ce que nous disons».

Vous savez quelle fut l'indignation des marchands de programme.

Mais enfin nous avons dit que nous voulions rétablir le vote secret et libre à la C.G.T.; et il a été rétabli.

Nous avons dit que nous unirions le pays autour de l'idée d'intérêt général, et l'idée d'intérêt général est reprise aujourd'hui par la Troisième Force dont la moitié au moins se prétend marxiste et qui devrait bien s'apercevoir qu'il faut choisir idéologiquement entre l'idée de classe et celle d'intérêt général.

On nous dit : «Ces réformes que vous appeliez, ce n'est pas vous qui les avez faites». Mais elles n'ont été faites que parce que nous étions là; et il suffirait que nous n'y fussions plus pour voir ce qu'il en resterait.

Beaucoup croient, après les grèves du mois dernier, le parti stalinien écrasé. Ils ont bien tort. Je leur donne rendez-vous au printemps.

Objectivement, il n'y avait aucune nécessité pour que Staline lançât en 1944 son parti contre le relèvement de la France. Aujourd'hui, une France qui se relève ne peut qu'être entraînée dans l'orbite des Anglo-Saxons, notamment des Etats-Unis.

Il est donc indispensable pour les Russes que la France ne se relève pas, et le maintien de sa déchéance ne peut avoir que deux conséquences : ou le maintien de sa faiblesse, qui la rendrait – si je puis dire – neutre et partiellement occupée (par les staliniens); ou une misère profonde sur laquelle le communisme peut tabler. C'est dans cette opposition objective de l'Union soviétique et de la France que l'historien verra l'élément décisif de la victoire du gaullisme.

De quoi s'agit-il pour les Russes ? De gagner du temps jusqu'à la crise américaine. Ils l'attendaient pour 1949. Ils pensent qu'elle sera retardée. Ils veulent, en attendant, neutraliser le plan Marshall et tout ce qui lui ressemble. Les grèves de novembre ont coûté à la France plus qu'une «mensualité Marshall». Il s'agit de dégoûter les Américains, de leur donner l'idée que leurs dollars seront perdus. C'est pourquoi je pense que l'aide américaine ne donnera des résultats que l'Amérique en attend que lorsque le problème stalinien sera réglé en Europe occidentale.

 

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