E/1958.03.16 — André Malraux : «Entretien avec Jean Daniel»

«André Malraux», texte de l'entretien accordé à Jean Daniel le 16 mars 1958, en appendice à Jean Daniel, Le Temps qui reste. Essai d'autobiographie professionnelle, Paris, Stock, 1973, p. 245-250.


 

André Malraux

 

Entretien Jean Daniel avec André Malraux du 16 mars 1958

 

Daniel — Vous aviez à ce moment-là parlé d'un «césarisme musulman»…

Malraux — Exactement. C'est parce que je crois à la fatalité du kémalisme pour les nationalistes musulmans. D'ailleurs, «nationalisme», il faudrait voir. Ce n'est pas exactement la forme habituelle. Attachement à la terre, comme petite patrie, avec régionalisme à la clef, et sentiment national débordant sur la communauté arabo-islamique. Remarquez, quand les musulmans ne sont pas arabes comme en Iran, en Turquie ou au Pakistan, le sentiment national vient plus vite. En Algérie, il se peut qu'il y ait un phénomène du même genre, si l'origine berbère l'emporte sur l'arabisme. Mais enfin, je les connais mal, moi, vos Algériens, mais le côté peuple l'emporte sur le côté nation. Cela dit, le facteur religieux nourrit le côté élémentaire du terrorisme dont je parlais tout à l'heure, le côté colonisé, c'est-à-dire, en somme maintenant, forcément anti-occidental, anti-européen. Tout ça, c'est très gros. C'est dur à manier. Affrontement de civilisations. Alors, en face de l'espoir F.L.N., qu'est-ce que nous avons ? Rien. C'est curieux cette volonté de ne pas survivre chez les Français. En Europe.

Daniel — Vous croyez à une fatalité du déclin de l'Europe ?

Malraux — C'est le problème le plus passionnant de ce temps. Savoir si l'Europe, comme civilisation, va mourir. En tout cas, si elle meurt, ce sera l'un des phénomènes les plus inattendus. Oui, malgré Spengler. Le déclin de l'Occident, d'accord. Le déclin peut mener à la mort. Mais il n'y a pas déclin. Et si l'Europe meurt aujourd'hui, si la France meurt, elles mourront debout. En plein épanouissement. Davantage : dans l'extrême pointe de la signification de leur civilisation. Et de cela, il n'y a pas de précédent dans l'histoire. Toutes les civilisations mortes étaient agonisantes avant de mourir. La Grèce, Rome, Byzance. D'ailleurs, la Grèce, c'est à la fois le début et la fin de Périclès. Mais à la fin de Périclès, c'était aussi la fin de la Grèce…

Daniel — N'est-ce pas délimiter trop géographiquement une civilisation ? Est- ce que la vocation européenne ne déborde pas les frontières ? Regardez le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord. Dans la mesure où elles progressent, elles deviennent des nations imitatrices. Elles imitent l'Occident…

Malraux — Attention ! L'Occident, ce n'est pas tout à fait l'Europe. En plus, quand la Grèce meurt, elle meurt bien. C'est-à-dire tout à fait. La paix romaine, ce n'est pas Rome. Les nations imitatrices, d'accord. Mais pendant le temps du combat et de la délivrance. Aujourd'hui, d'ailleurs, c'est l'imitation des techniques, pas des formes. La survie de l'Europe dans les nations qu'elle a influencées, je n'y crois pas si l'Europe meurt, si l'Europe géographique meurt. En Afrique du Nord, vous aurez une revanche de l'islam…

Daniel — Vous croyez à un apport positif de la civilisation islamique ?

Malraux — Absolument pas. L'islam n'a pas de forme. Vous connaissez la théorie du pseudomorphisme. Complètement applicable à l'islam. C'est bien connu. Même à son apogée, l'islam a transmis, d'ailleurs bien, mais n'a pas créé. Renouveau de l'islam ? Cela ne veut rien dire. Mais, aujourd'hui, il est fort de toutes les valeurs négatives des opprimés. C'est sensible dans votre article. Les terroristes qui ne sont pas prêts à la construction, je connais ça. Mais en plus, ils ne sont pas prêts au message. C'est pourquoi il faut que l'Europe vive. D'abord parce qu'elle est l'Europe, ensuite parce que les nationalistes musulmans, si l'on fait en sorte qu'ils en prennent eux-mêmes l'initiative, ne peuvent qu'être avides, pour être positifs, des valeurs européennes. Mais pour comprendre ça, il faut un État avec des têtes.

 

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