E/1967.10.02 — André Malraux : «Face à un journaliste» («Le Nouveau Candide»)

E/1967.10.02 — André Malraux : «Face à un journaliste», entretien accordé à Jean-Pierre Farkas et diffusé sur RTL le 29 août 1967, Le Nouveau Candide [Paris], n° 336, 2-8 octobre 1967, p. 47-50.


 

André Malraux, Jean-Pierre Farkas

 

Malraux face à un journaliste

(L'émission est passée sur les ondes R.-T.-L. vendredi 29 septembre 1967)

 

Extrait 1 :

Question — Pourquoi tous ces chats ?

André Malraux — C'est une vieille passion. D'abord les chats se laissent dessiner par moi, très bien. Alors ils me donnent l'illusion d'être peintre – et pour des raisons que l'on ne connaît pas. Vous savez comme moi que les maniaques des chats sont une race. On écrit des bouquins sur les chats. On peut dire que l'on écrit aussi des bouquins sur la chasse mais naturellement ce n'est pas du tout pareil parce que la chasse mène à une certaine action. On lit sur la chasse pour savoir chasser. On ne lit pas sur les chats pour savoir s'arranger avec les chats. D'abord ce n'est pas nous qui nous arrangeons avec les chats, ce sont eux qui s'arrangent avec nous.

Extrait 2 :

Question — Est-ce que la mort intervient pour vous comme un grand metteur en scène ou, au contraire, comme un décor ?

André Malraux — Comme un grand metteur en scène. Seulement il est toujours difficile d'isoler la mort. Je la ressens comme toujours liée à un contexte qui est la vie. Ce qui est la différence entre le lecteur et moi, pour les Antimémoires, c'est que le lecteur en règle générale regarde la vie. Il ne regarde que la vie. Alors que je regarde la vie mais que je la regarde en même temps sous l'angle de la mort.

Le dernier chapitre des Antimémoires pose le problème parfaitement insoluble de : «Comment peut-on revenir de plus loin que la mort ?» Je pense que le camp d'extermination, c'est bien pire que la mort. C'est bien pire que le trépas. C'est même sans commune mesure. Or nous avons vu des gens en revenir. Il est bien entendu que revenir d'un camp d'extermination où les choses se sont passées comme nous le savons, c'est bien pire que de revenir de l'île de Robinson, et tout se passe un peu comme si tous ces gens étaient autant de capitaines Conan qui sont revenus de leur guerre et qui sont redevenus de braves civils… puis la guerre s'est peu à peu effacée. Alors, que la guerre s'efface, c'est relativement simple, mais que l'expérience de la mort et de plus que la mort s'efface, c'est moins simple.

Extrait 3 :

Question — Je ne peux même pas vous pousser dans vos retranchements ?

André Malraux — Il n'y a pas de retranchements. Je crois que personne… Vous savez que vous n'entendez pas votre voix… Lorsque nous allons nous écouter dans un moment, nous saurons que c'est ça parce que nous reconnaîtrons nos paroles mais pas nos voix. Récemment, il m'est arrivé quelque chose d'extrêmement curieux. Je parlais avec un grand chirurgien et il me dit : «Mais vous savez, c'est pas seulement la voix, c'est aussi le visage… Ainsi, par exemple, les spécialistes de la chirurgie esthétique savent que le client qui vient les trouver se trouve toujours infiniment plus amoché qu'en réalité il ne l'est. Et vous allez voir». Alors il me prend par les épaules et nous nous regardons tous les deux dans la glace. Il me dit : «Regardez mes yeux. Comme vous voyez je n'ai presque pas de poches sous les yeux. Regardez dans la glace…» (Et il avait en effet d'énormes poches). Donc non seulement on n'entend pas sa voix, mais on ne voit que très relativement son visage.

Pour le destin, c'est cinq cents fois plus marqué. Le destin c'est ce qui peut apparaître dans certaines circonstances extrêmement violentes. Et encore, ce qui probablement apparaît lorsque la vie est terminée ou lorsqu'on la ressent comme terminée. Et c'est ce que voient les autres.

Extrait 4 :

Question — Dans les manuels d'histoire de la littérature, vous figurez déjà comme l'aventurier du XXe siècle, de l'esthétique, d'une certaine vision artistique, d'une certaine littérature militante. Est-ce que ce que vous faites tous les jours dans ce bureau vous paraît une aventure ?

André Malraux — D'abord, je crois que l'aventure a à peu près disparu. L'aventure, c'est un petit peu comme les révolutions avec les barricades. C'était lié à une certaine époque. Il n'y a pas d'aventuriers du Moyen Âge. J'entends par là qu'au Moyen Âge des types qui vivaient des vies d'aventure tout à fait extraordinaires n'avaient pas le sentiment d'être des aventuriers le moins du monde. Cela allait de soi : l'aventurier est un animal du XIXe siècle.

En gros l'aventurier, c'est souvent l'aventurier dans les autres pays et l'aventurier en Asie c'est le type qui dispose des moyens de l'Europe pour trouver une force que les Asiatiques n'ont pas. De même quand il a suffi d'une petite unité militaire européenne pour battre l'armée chinoise; il est bien entendu qu'il y avait l'Occident, victorieux d'avance et, par conséquent, au bout du compte, le colonialisme. A partir du moment où il n'a plus été évident du tout qu'une armée américaine serait victorieuse au Vietnam, il est bien entendu que les choses avaient complètement changé.

Je ne trouve pas nul de changer la «couleur de Paris» mais je veux dire que ça m'amuse beaucoup. Mais ce à quoi je tiens, c'est tout à fait autre chose, ce sont les Maisons de la culture. Je fais, du moins je l'espère, le nécessaire pour que le brave type, dont les parents sont pauvres et qui habite une ville de province, ait sa chance. En somme il y a quelque chose qui a été fait je crois par Jules Ferry et qui a eu une singulière importance dans la vie intellectuelle de la France; ce sont les bibliothèques municipales. Il faut bien se dire que pour le malheureux gosse qui ne pouvait pas lire, parce qu'il ne pouvait pas acheter des bouquins, quand les bibliothèques municipales sont arrivées, ça a signifié quelque chose. Seulement le malheur c'est que la lecture n'est que pour les gens qui peuvent ressentir la lecture.

Quand on me dit pourquoi voulez-vous faire une Maison de la culture là où il y a une université, je la fais et on s'aperçoit que c'est très bien. L'université est là pour enseigner et nous, nous sommes là pour enseigner à aimer. J'attache beaucoup d'importance aux villes de second rang parce que ce sont celles qui n'ont rien, et c'est bien plus intéressant pour moi de faire une Maison de la culture à Belleville que de la faire à Lyon. Parce qu'à Lyon il y a tout de même déjà quatre théâtres, tandis qu'à Bourges il n'y avait rien du tout.

Ce qui à mes yeux est absolument capital, c'est que le lien avec la grande peinture, la vraie musique, la vraie littérature, le vrai théâtre, nous l'avons apporté à Bourges et à Amiens. Vous savez quand vous savez que le jour de l'ouverture de la Maison de la culture d'Amiens il y a eu 20.000 personnes dans une ville de 120.000 habitants, ce n'est pas ordinaire. Et puis alors, il faut les voir. Parce que là, vous n'avez plus de classes visibles. Je ne veux pas dire par là que les Maison de la culture ont supprimé les classes : comprenez-moi bien, je veux dire simplement que vous avez des gens, des ouvriers, des paysans et que tous sont habillés en dimanche et se ressemblent absolument.

Là je crois qu'il y a quelque chose de vraiment important parce que nous sommes extrêmement menacés par la civilisation machiniste. Nous sommes extrêmement menacés par ce que j'ai appelé «les usines de rêve», du cinéma. On fait des films pas pour faire du bon cinéma, mais pour gagner de l'argent. On a une action sur les masses, qui est en train de devenir une action énorme au bénéfice d'un certain nombre de puissances qui sont prêtes à trouver leur argent dans n'importe quoi de nuisible. Autrement dit, plus il y aura de films idiots, plus Shakespeare sera nécessaire.

Ce n'est probablement pas moi qui finirai cette œuvre, mais n'importe qui d'autre pourra la finir. Dans une dizaine d'années, nous pourrons avoir une Maison de la culture par ville moyenne en France.

Je pense que le jour où tout ville moyenne de France aura sa Maison de la culture, il y aura sur la totalité une transformation extraordinairement profonde de tout le rapport des Français avec tous les domaines dont nous venons de parler. Ça, c'est une chose à laquelle je tiens beaucoup. Disons que c'est une sorte de terrain de refuge si vous voulez, mais alors c'est un terrain de refuge auquel je suis très attaché.

Question — Vous n'avez pas l'impression que cette grande œuvre va vous empêcher d'avoir l'envie et surtout le temps d'écrire un roman ?

André Malraux — Je ne crois pas. C'est une chose tout à fait curieuse. Je doute que je récrive des romans maintenant, je n'en sais rien. Mais j'en doute plutôt. J'ai le sentiment que tout ce que j'ai d'essentiel à dire maintenant devrait passer sur les Antimémoires parce qu'un roman naît tout de même d'une certaine mobilisation. Si cette mobilisation existe, à l'avance, sur autre chose, le roman ne naît pas. Si ça existe d'une autre chose d'une autre nature, ça ne nuit pas forcément, ça veut simplement dire que vous travaillez plus et que vous écrivez la nuit. Mais si c'est de même nature, n'oublions pas que dire que les Antimémoires sont romancés serait ridicule, mais, en revanche, dire qu'ils sont écrits avec les moyens du romancier c'est absolument vrai.

 

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