E/1972.02.20 — André Malraux : «Comment Malraux voit l’entrevue Nixon – Mao», entretien avec Philippe Labro

E/1972.02.20 — André Malraux, «Une grande interview exclusive prise par Philippe Labro. Comment André Malraux voit l'entrevue Nixon-Mao. “On peut très bien imaginer Nixon demandant à Mao : ‘Qu'attendez-vous des Etats-Unis ?' et Mao répondant : ‘Rien.‘”», Le Journal du dimanche [Paris], n° 1317, 20 février 1972, p. 24.


 

André Malraux

 

Une grande interview exclusive prise par Philippe Labro

Comment André Malraux voit l'entrevue Nixon – Mao

 

— Je viens de relire les Antimémoires, ai-je dit.

— Nixon aussi, répond Malraux, et il les a lus de près… Il ne faut pas oublier, tout de même, que ma rencontre avec Mao date aujourd'hui d'il y a sept ans. Mais certaines choses n'ont sans doute pas changé et, particulièrement, ce pour quoi vous venez m'interroger : comment conduire une conversation avec Mao ? Il faut bien que vous compreniez que l'on n'interroge pas Mao Tsé-toung comme un autre homme. Vous pouvez lui dire quelque chose du genre : «Que pensez-vous du destin de la Chine ?», ce qui n'est pas une question et appelle un commentaire. Mais si vous lui demandez : «Qu'est-ce que vous allez faire à propos de la tension internationale ?», il ne vous répondra pas ou, plutôt, il répondra par une question.

— Vous vous êtes assis face à lui ?

— Oui, enfin non. Il était debout et il s'est assis et une infirmière est restée derrière lui tout le temps. Mao est servi par son physique. Cette part d'hémiplégie qui donne une impression de paralysie, sauf pour le bras gauche, toujours actif, le coude gauche précisément, penché sur la table et la main qui agite les cendres de la cigarette vers le cendrier, mais pour le reste, c'est l'immobilité et une part de dignité formidable. Le ton de la voix aussi. Ce n'était jamais un ton de conversation. Un peu comme avec le général de Gaulle. Pour trouver une comparaison, il faudrait dire que ces deux hommes avaient quelque chose… d'ecclésiastique.

— Vous mentionnez Charlemagne, vous mentionnez un empereur dans les Antimémoires

— Oui. Mais si je prends la comparaison ecclésiastique, c'est que cela signifie quelque chose pour vos lecteurs. Un cardinal, on a une vague idée de ce que c'est. Un empereur, cet «empereur de fer» dans son immobilité pétrifiée que j'ai décrite, c'est l'inconnu. Seulement, il y a des différences avec les ecclésiastiques. Je n'ai jamais vu un pape (ce disant, André Malraux n'a pas tellement l'air de le regretter), mais j'imagine le mouvement des mains, quelque chose de rond, quelque chose de bienveillant, et plus vous montez dans l'échelon ecclésiastique, plus la bienveillance dans les mains (que Malraux tourne lentement autour d'elles-mêmes pour illustrer la comparaison) s'accentue. Avec Mao, absolument pas de mouvement. Rien. J'imagine que cela a toujours dû être un homme d'une très grande…verticalité.

— Vous parlez de l'atmosphère de déférence de la part des compagnons de Mao, réunis autour de lui, pendant votre entretien.

— Ecrasante. Même de la part de Chou En Lai. Cela dépasse la politique. Là encore, je pense à la déférence qu'il y avait autour de De Gaulle. Il est évident que la déférence qui entourait, disons Clemenceau, n'était pas la même. Clemenceau était quand même le chef d'un groupe à la Chambre. De Gaulle, jamais. Chez Mao, c'est la même chose. Bien sûr, il a eu d'énormes responsabilités dans le parti, mais c'était un peu comme Staline.

— Il était au-dessus ?

— Ailleurs… Nixon, avec qui je viens de parler (ce n'était pas notre première rencontre), m'a reçu de façon chaleureuse. Jamais éloigné. Bien entendu, je sais qu'il est le président des U.S.A. Mais avec Mao il y a l'invisible cercle de craie que vous ne pouvez pas franchir. Avec Nixon, jamais. Il y a une très grande courtoisie de votre part : je ne vais pas sauter sur les genoux du Président américain, mais le ton de voix (je reviens volontairement à ce terme : le ton de voix) est celui d'un dialogue. Comme le nôtre, en ce moment. Avec Mao, jamais.

— Vous mentionnez, cependant, dans les Antimémoires, le rire de Mao. Peut-il y avoir de l'humour entre Mao et Nixon ?

— Peut-être, mais ce n'est pas notre humour. Je pense à Staline et à sa rencontre avec le grand magnat de la presse américaine, Hearst, avant la guerre 39-45. Hearst, en bon américain un peu exaspéré, avait fini par lui demander si dans telle ou telle circonstance il ferait la guerre, et il avait posé la question de façon assez directe. Il s'attendait à des circonlocutions, à des «ça dépend». Au lieu de quoi, que fait Staline ? Il regarde Hearst et il répond : «Da». Le même jour, Hearst lui dit : «Il est tout de même difficile de faire la guerre à un pays avec lequel on n'a pas de frontières communes» et Staline répond : «On les trouve…» Bon. Mao pourrait faire les mêmes répliques. Ce n'est pas du tout notre humour. Staline, toujours lui, disait : «Chez nous, en Russie, il y a l'idiot d'hiver et l'idiot d'été. L'idiot d'hiver porte une pelisse, l'idiot d'été porte une blouse blanche. Ils ne s'habillent pas de la même manière, ce sont tout de même, tous les deux, des idiots…» Vous pouvez appeler ça de l'humour, mais pas le nôtre. Si Mao n'était pas Chinois, c'est-à-dire superbement bien élevé, il aurait lui aussi, cette agressivité qu'il y avait dans la conversation de Staline, mais elle n'y est jamais. Car le ton chinois l'interdit. Vous n'imaginez pas un Bouddha agressif.

Vous décrivez Mao dans votre livre, et vous le redites aujourd'hui, comme un «géant», le dernier des géants, sans doute, comme l'a écrit aussi le journaliste américain Cy Sulzberger.

Il m'a emprunté l'expression.

Face à ce géant, cet «empereur de fer», cet homme de légende, de quoi peut avoir l'air Nixon ?

Le contraire d'un géant. Attention, je ne dis pas que Nixon fera figure de nain. En face d'une statue, il y a … le contraire d'une statue. La statue ne converse pas. Avec Nixon, la discussion est permanente. Il vous réfute, il oppose ses arguments aux vôtres, il répond à vos questions et il vous en pose. La conversation avec lui, à la Maison-Blanche, a été très vivante, empreinte d'une extrême gentillesse. Nous avons dialogué. Nous nous étions déjà vus, je crois vous l'avoir dit. La dernière fois, c'était en compagnie du général. Nixon m'en a parlé trois fois. Il admirait beaucoup de Gaulle et, dans une certaine mesure, il pense qu'il fait ce qu'aurait fait le général : «On ne sait pas très bien ou tout ça va nous mener.» Le rapport entre les gens… Quand de Gaulle disait : «Quand j'aurai vu Khrouchtchev, j'aurai une idée sur ce qu'on peut faire avec cet homme-là.» De Gaulle avait dit à Nixon : «Nous travaillons avec des intermédiaires. Or on ne fait pas une politique historique avec des intermédiaires.» Nixon avait été très frappé par la formule. A juste titre, je crois, car elle est frappante.

 

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