E/1975.01 — André Malraux : «Les Réalités et les comédies du monde», entretien accordé à Olivier Germain-Thomas.

E/1975.01 — André Malraux : «Les Réalités et les comédies du monde», entretien accordé à Olivier Germain-Thomas, L'Appel [Paris], n° 13, janvier-février 1975, p. 3-31.

 


 

André Malraux 

Les réalités et les comédies du monde

 

Extrait 1

Mythes et valeurs

Germain-Thomas — Il faudra bien en sortir mais une civilisation ne se renouvelle pas par un simple acte de volonté; cependant la volonté peut agir sur la marche de l'histoire. Dans quel sens ?

Malraux — Une civilisation en marche est tout de même un système de valeurs, même si, sur les points que nous avons évoqués tout à l'heure, elle s'attarde dans le psychodrame. Chez Mao, la volonté de faire la Chine n'est pas du tout une vue de l'esprit. Les Zombis sont une plaisanterie, mais la Chine, c'est du sérieux. Et faire la Chine, pour lui, c'est créer un système de valeurs. Il y avait un mythe Confucius – un mythe d'une puissance telle qu'il avait régné sur le pays tout entier. La contradiction de ses types humains avec le type d'homme ou de jeune fille que Mao entend promouvoir, l'a contraint à proclamer son système de valeurs. La jeune fille au moins autant que l'homme; comme la femme chinoise ne comptait pas, le seul fait que les femmes comptent dans la révolution chinoise, est aussi important que l'action du prolétariat.

Germain-Thomas — Et en Occident ?

Malraux — Les valeurs occidentales se décomposent. Il y a eu l'héritage mythique de Rome, il y a eu la chrétienté. Et il y a quelque chose de plus subtil. L'Occident avait toujours eu l'idée d'un type exemplaire d'homme. A tel point que, dans des pays qui ont marqué l'Occident : l'Angleterre et l'Espagne, on a fini par inventer le mot qui exprimait ce type. Gentleman, tout le monde sait ce que ça veut dire, et caballero aussi. Aujourd'hui, que voyez-vous de comparable ? Rien. Parce qu'en gros, la valeur véritable est la science, et que la science ne peut pas donner naissance à un type d'homme.

Germain-Thomas — Mais il y a des mythes pour la jeunesse. Je pense à Che Guevara.

Malraux — Tout vrai mythe fait partie de la réalité. Il s'agit simplement de ne pas confondre mythe ou psychodrame. Il me semble. Y a-t-il dans la jeunesse un appel de valeurs ?

Germain-Thomas — Est-ce un appel à nos valeurs ?

Malraux — Ça peut aussi le devenir. Quand je vous parle d'un type exemplaire d'homme, je veux dire que ce type est formé de l'acceptation, par une civilisation donnée, des valeurs tenues pour exemplaires. Des gens, d'ailleurs anonymes, ont exalté ou pressenti les valeurs romaines; la jeunesse romaine les a suivies : à partir de ce moment, Rome est entrée dans l'histoire. Mais notre histoire est orientée, dans le monde entier, par une valeur sur laquelle les autres passent comme des nuages. C'est évidemment la science. Non sans remous. Il y a cent ans, on disait : «Nous ne résoudrons pas les questions essentielles, mais le XXe siècle le fera». On vivait dans une kermesse future : «La science va tout nous apporter». Maintenant c'est fini : on ne croit pas que la science du XXIe siècle réglera tout. Nous avons découvert que la science a aussi un passif. Pour un homme aussi intelligent que Renan, la science n'en avait pas. Nous, nous avons vu la pénicilline et la bombe atomique; nous savons que pour la première fois, une espèce peut détruire la terre. En gros, nous vivons dans une civilisation qui nous apporte une puissance telle que l'homme n'en a jamais connue, et qui fait de la science une sorte – nouvelle – de valeur suprême. Le drame, c'est que nous savons cette valeur incapable de former un type humain. Alors, en attendant, ce sera le temps des limbes, jusqu'à l'époque où quelque chose de sérieux resurgira : ou bien un nouveau type humain, ou bien un nouveau fait religieux, ou bien… quelque chose de totalement imprévisible. La libre disposition de la mort, par exemple.

Que la science ait été assez forte pour détruire l'humanité, mais non pour former un homme, nous le savons. C'est sans doute le drame de notre époque. Mais son attitude, depuis cinquante ans, a beaucoup changé. Devant les résultats obtenus par la biologie en certains domaines, on peut se demander ce qu'il adviendrait, si une aventure réellement scientifique remplaçait patiemment celle des «sciences humaines», pour contribuer à la formation de l'homme. Les biologistes que je connais sont, hélas ! à ce sujet, d'un pessimisme radical.

 

Extrait 2

Le Japon

Germain-Thomas — Votre voyage au Japon en mai dernier a eu un grand retentissement sur place. Vous vous êtes rendu dernièrement en Inde pour recevoir le prix Nehru de la paix. Deux voyages successifs en Orient, ce n'est pas un hasard.

Malraux — Pour moi, l'Asie représente l'autre pôle. Toute pensée a ses pôles. La Chine est un marxisme, bien sûr, et son marxisme n'est pas celui de la Russie. Dans le monde occidental, il y a l'Amérique, qui ne nous surprend pas : elle fait des gratte-ciel plus hauts que les autres, mais nous sommes dans le même monde. Reste l'Asie.

Germain-Thomas — A Kyoto, le 22 mai dernier, vous avez déclaré : «Europe-Asie, c'et un dialogue racines contre racines». De nouvelles racines peuvent-elles naître de ce dialogue.

Malraux — Ce serait plutôt une nouvelle interrogation. J'ai voulu dire ceci. Au Japon, devant les plus beaux temples shinto, je pensais à Notre-Dame; et je me disais que lorsque les Américains veulent voir du grand art chrétien, ils vont au Musée des Cloîtres à New York; et, lorsqu'ils veulent voir du grand art d'Extrême-Orient, ils vont à la galerie Freer à Washington. Dans les deux cas, ils vont au musée… Pour eux, c'est un peu la même chose. (Je dis : un peu, à cause du christianisme, et parce que, d'une manière ou d'une autre, ils sont les héritiers de l'Europe). Revenons au Japon. On l'accuse souvent d'imiter, mais pour le Meiji comme pour le bouddhisme, il a choisi d'imiter. Nous, nous avons assimilé Rome, et le Japon a assimilé le bouddhisme. Le Mexique a assimilé le christianisme : il n'est pas devenu l'Espagne. Où sont les vraies racines ? Pour le Japon, c'est le shinto, pour nous c'est un peu Rome, beaucoup la chrétienté médiévale, et sans doute la Révolution. Il y a des pays qui ne sont jamais plus grands que lorsqu'ils se replient sur eux-mêmes, comme l'Angleterre de Drake; et ceux qui ne sont jamais plus grands que lorsqu'ils le sont pour les autres, ce qui semble le cas de la France.

Germain-Thomas — Chaque fois que mon ami Tadao Takémoto retourne au Japon, il est troublé. Il se demande si les valeurs traditionnelles auxquelles il tient sont encore présentes.

Malraux — Elles sont plus fortes qu'il ne le croit.

Germain-Thomas — Au moment du Seppuku de Mishima, le Premier ministre de l'époque s'est précipité à la télévision pour dire – ce qui était faux – que Mishima était fou. Il avait très peur, a-t-on dit, des conséquences de ce geste sur ses compatriotes.

Malraux — Tokyo, c'est un décor de Luna-Park. Mais la réalité japonaise millénaire, celle d'avant le bouddhisme, est encore présente. Plus ça devient fou et américain, plus on sent que ce n'est pas vrai; si c'était vrai. Tokyo deviendrait une ville américaine, ce qui n'est pas du tout le cas. Il y a un corps du Japon qui est plus fort que ses costumes.

Germain-Thomas — Tout cela se traduira un jour sur le plan politique.

Malraux — Vous êtes peut-être en face du plus grand problème des trente prochaines années.

Germain-Thomas — Le Japon et le Pacifique ?

Malraux — Le Japon et le Pacifique. Le Japon d'abord.

Germain-Thomas — Le réveil pourra être d'une violence terrible avec ce que sont les rapports de force là-bas et avec ce qu'on connaît du tempérament japonais.

Malraux — Nous aurons des surprises. Dès qu'ils cessent d'être occidentaux… Si vous étiez là-bas, vous verriez Takémoto en samouraï. Il ne se ressemble plus.

Germain-Thomas — Un soir, je l'ai entendu me raconter comment le grand Samouraï doit être capable, après avoir coupé la tête de son ennemi, d'essuyer son sabre et de le rentrer dans son fourreau avant que la tête ne tombe. Il était transfiguré. J'ai compris un aspect important du Japon ce soir-là.

Malraux — Naturellement ! De ce point de vue, attention : ils sont beaucoup plus profondément pris par le Japon éternel que nous par le christianisme. La morale sexuelle du christianisme fut extrêmement forte, et elle est profondément atteinte.

Germain-Thomas — L'idéalisation de la femme ?

Malraux — Isolde commence par l'éternel féminin et finit par le couvent des Oiseaux. C'était encore beaucoup, et il n'en reste guère.

 

Extrait 3 

Le Gaullisme

Germain-Thomas — Le général de Gaulle est mort. Est-ce que cela signifie qu'on ne peut pas le continuer ?

Malraux — D'une part, vous voulez défendre des valeurs. C'est le point capital. Nous finirons donc par là.

D'autre part, vous vous demandez quelle forme politique peuvent prendre ces valeurs.

Politiquement, je ne crois pas au gaullisme sans général de Gaulle. Ce fut ma position publique devant Pompidou, avant le départ du Général; encore Pompidou incarna-t-il une sorte d'associé-survivant. Mais le gaullisme avait été une conjonction. Laissons les bêtises comme «les inconditionnels», «l'homme providentiel», etc…, il reste que la conjonction entre le 18 Juin, la Libération, la Communauté et la fin de la guerre d'Algérie, donnait à la confiance faite au général de Gaulle une nature particulière. Ne dit pas qui veut : «Je ne suis pas la droite je ne suis pas la gauche, je suis la France».

Il n'y a pas un 18 Juin tous les matins. Donc, vous vous attachez aux principes qui l'ont rendu possible. Mais la force du gaullisme tenait moins à ses principes, qu'à ce qu'ils aient été assumés, et dans les pires circonstances. N'oubliez pas la conversation avec le général Juin «Il aurait été plus efficace d'intervenir plus tard, dit-il. Plus tard, je n'aurais plus été la France».

En outre, le gaullisme a été, comme il l'a pu, à l'échelle du monde. Du Plan Marshall à la mort du Général, c'est-à-dire pendant une trentaine d'années, la France a été engagée dans le destin du monde (à quelques exceptions près, comme Yalta). La personnalité du Général a joué là un rôle provisoirement irremplaçable. Mao m'a parlé de lui avec bien plus de précision que de la France. Qui peut prévoir le poids de la Yougoslavie sans Tito ? Si une volonté historique avait existé en 1966, le discours de Phnom-Penh aurait été fait par un autre que le général de Gaulle. Il l'a fait, bien que la France ne fût pas une superpuissance…

Mais, pour être à l'échelle du monde dans l'action politique (je ne parle pas des penseurs : Montesquieu ou Marx) il faut être au pouvoir. Sinon, vous quittez le jeu historique pour le jeu parlementaire. Ou pire.

 

Extrait 4

Le sentiment d'une mission de la France

Malraux — L'irrationnel fondamental, c'est la vocation, le sentiment d'une mission de la France. Le Général le dit dès les premières lignes de ses Mémoires. La France chargée d'un destin particulier. Ce qui s'accorde assez bien au fait qu'elle n'est jamais plus grande que lorsqu'elle l'est pour tous, lorsqu'elle n'est pas repliée sur elle-même : les Croisades ou les soldats de la République.

En outre toute politique historique est sans doute liée au sentiment d'une mission. Il faudrait tirer ça au clair.

On a reproché au gaullisme ce sentiment qui a joué son rôle dans la confiance proclamée par l'appel du 18 Juin. Sentiment moins limité au gaullisme qu'on ne le dit, et dont on n'a guère étudié le rôle. Alexandre et César peut-être; les grandes religions certainement. Y compris la défense des conquêtes espagnoles par l'évangélisation. La Révolution française, où la mission devient nationale. Le «fardeau de l'homme blanc». Les Etats-Unis dans la guerre de 1914. Les Croisades et les soldats de l'an II dont je vous parlais.

Et que deviendrait un communisme dont on supprimerait la mission historique du prolétariat ?

Les missions sont des chimères, quand ce sont celles des autres.

 

Extrait 5

Le gaullisme historique ne peut être séparé de la conjoncture. Un homme, dans le pire drame de notre histoire, assume le destin de la France. En 1958, les Français préfèrent lui confier ce destin, plutôt qu'à ceux dont le système porte le poids très lourd de Dien-Bien-Phu, de la grève de la police et de la situation inextricable de l'Empire. Indéniablement, cet homme transforme profondément les institutions, rétablit la France; lorsque la majorité s'oppose à une réforme qu'il tient pour nécessaire, il abandonne le pouvoir et meurt dans le deuil du pays tout entier, et la mise en berne des drapeaux chinois sur la Cité Interdite. L'ont suivi tous ceux, toutes celles dont les raisons différentes s'unissaient à travers la brume nocturne des Champs-Elysées dans la très simple idée : «La France devant avoir un chef, j'étais heureux que ce fût lui».

Et puis, il y a le gaullisme actuel, c'est-à-dire le choix, par de jeunes hommes, d'une doctrine et de méthodes. Cette doctrine, ces méthodes, n'assurent aucune succession. Un autre général de Gaulle ne pourrait naître de la seule doctrine du vrai. Il ne pourrait naître que d'un autre 18 Juin.

Si vous avez choisi la fidélité à cet homme, à cette doctrine et à ces méthodes, c'est, me semble-t-il, pour deux raisons.

Pour la première, je vous cite : «La confiance en la mission de la France, et la volonté de l'assumer». Ce qui implique le primat de la nation sur toutes les forces qui la composent, et au profit de tous ceux qui la composent.

Pour la seconde, c'est l'idée de la contradiction entre la souveraineté du peuple et les moyens par lesquels elle s'exerce. Que l'on ne servira pas la France de 1975 par des moyens conçus il y a deux cents ans, rafraîchis il y a cent ans. Pas même avec ceux que lui donna le général de Gaulle, mais avec ceux qu'il voudrait aujourd'hui lui donner. La réforme des techniques de la démocratie est inévitable; lorsqu'elle aura commencé, elle ira vite. De ce point de vue, les nouvelles formes nationales qui vont surgir auront passé par lui. Quoi qu'il arrive, toute pensée nationale pendant des années, tiendra du Général son sentiment de la France, et son refus de mythes puissants. L'Europe entière vit de Républiques aussi mortes que ses royautés, et si la France, la première, était capable de le montrer, alors, comme ceux de la nuit des Champs-Elysées «vous seriez contents que ce fût elle».

Cela dit, s'il surgissait, parmi vos camarades, un grand esprit politique, son génie consisterait sans doute à annuler tout ce que je viens de supposer, et à lier une organisation gaulliste au Général comme il s'est lui-même lié à la France…

 

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