E/1975 — André Malraux : «Entretien-préface avec André Malraux» in Georges Soria, «Guerre et Révolution en Espagne. 1936-1939», t. I .

E/1975 — André Malraux : «Entretien-préface avec André Malraux» in Georges Soria, Guerre et Révolution en Espagne. 1936-1939, t. I : Genèse, Paris, Livre Club Diderot – R. Laffont, 1975.


 

André Malraux

 

Entretien-préface in Georges Soria :

Guerre et révolution en Espagne 1936-1939 (1975)

 

Soria — Dans votre roman sur la guerre d'Espagne, deux parties sont consacrées à ce que vous avez appelé : «L'Illusion lyrique» et «l'Exercice de l'Apocalypse» et, une autre, dénommée «L'Espoir» qui a donné son titre à l'ouvrage, ne vient qu'en dernier. Ce qui n'est pas fortuit, puisque y est retracée la retentissante victoire militaire remportée par les républicains à la fin de la bataille pour Madrid, lorsque le corps expéditionnaire italien fut défait en mars 1937, à Guadalajara.

Voudriez-vous définir, voire expliciter, le contenu de ces deux premières locutions qui rendent compte, à leur manière, des problèmes des premiers mois de la guerre ?

Malraux — En gros, le sens, avec le contexte, était parfaitement clair, n'est-ce pas ? C'était : il y a dans toute révolution une part qui ressortit à quelque chose qui n'est pas proprement la prise du pouvoir par une catégorie d'hommes et que nous appellerons la catégorie révolutionnaire. Je ne dis pas : classe, parce que, dans certains moment de l'histoire, le terme ne conviendrait pas tellement, notamment lorsque s'imbriquent les problèmes d'une nation en lutte contre une autre, et où l'on assiste alors à une très large prise de conscience nationale débordant la notion de classe.

Soria — Un peu avant qu'éclate la Commune de Paris, par exemple, petits bourgeois et ouvriers parisiens fédèrent les bataillons ayant lutté contre les Prussiens durant le premier siège de la capitale.

Malraux — Exactement. Mais poursuivons. Donc, la catégorie révolutionnaire prend le pouvoir. C'est là une chose concrète. Mais cela s'accompagne de choses qui ne sont pas du tout concrètes et qu'au fond nous sommes bien obligés d'affecter d'un coefficient : celui de la poésie. La poésie au très grand sens. Je veux dire : celle de l'Italie.

Il y a dans la conquête de la liberté, et surtout dans la liberté qui surgit, une valeur dont les recherches d'organisation, les tentatives de trouver la technique ne rendent pas compte. C'est excessivement frappant dans la Révolution française. Michelet a senti cela, parfois trop, mais il l'a senti de façon irremplaçable. Si l'on prend Saint-Just, c'est un grand révolutionnaire; mais la fête de la Fédération, ce n'est pas que de la Révolution. La Révolution est nécessaire. Il y faut toutefois quelque chose de plus. En somme, nous pouvons mettre l'action révolutionnaire dans le mot : vaincre. Mais pour être plus fort que l'adversaire que l'on entend détruire, il faudra toujours la somme des hommes et des choses. Bon. Revenons à vos questions.

Ce que j'ai appelé l'Illusion lyrique, c'est le moment où une masse déterminée – généralement celle d'un pays, mais un peu éparse, celle d'une grande ville (en l'occurrence Madrid et aussi Barcelone) – se trouve dominée par ce sentiment qu'on appelle un peu trop aujourd'hui celui de la Fête. Cette notion n'est pas tout à fait fausse. A cet égard, souvenons-nous du mot d'André Salmon : «Les hommes ont un jour vécu selon leur cœur».

Cette chose imprévisible a joué d'une certaine façon à Paris, en mai 1968, pour les étudiants. Or, les étudiants n'allaient pas conquérir l'Odéon; qu'est-ce qu'ils en auraient fait ? Ils l'auraient emmené à la Sorbonne ? Ce n'est pas du tout cela qui était en cause.

J'appelle donc l'Illusion lyrique le phénomène psychologique de joie qui accompagne l'action révolutionnaire et qui, tantôt aboutit à la victoire (1791), tantôt aboutit à la défaite (la Commune : 1871). La Commune a connu ce dont nous parlons. Ça a fini par la défaite, mais il y a une phase de la Commune qui ressortit parfaitement à l'Illusion lyrique. Quand le colonel Rossel arrive, il y a encore cet espoir. En fait, il n'y a pas d'Illusion lyrique sans espoir. Sans espoir que le monde va changer.

Soria — Et qu'en est-il de ce que vous avez appelé, pour l'Espagne : l'Exercice de l'Apocalypse?

Malraux — Je dirai tout d'abord à ce sujet ceci. Le sens premier de l'Apocalypse, c'est la Révolution. Dans la situation qui nous occupe, l'Apocalypse et son exercice, ça revient un petit peu à dire : une ville est tout à coup visitée par la puissance irrationnelle et épique de la Révolution. Certes, Madrid ne passe pas son temps à défiler, à chanter. Mais, en même temps que Madrid chante et défile, il organise sa défense. Ce que j'appelle l'Exercice de l'Apocalypse, c'est l'organisation de la défense à l'intérieur de la Révolution. Et c'est bien ce qui se passa dans la capitale espagnole à partir de novembre 1936.

Soria — Lors de la formation de l'escadrille España, au mois d'août 1936, vous n'aviez pas, sauf erreur de ma part, une connaissance particulière des problèmes de l'aviation militaire. Mais vous étiez alors le président en exercice du Comité mondial de lutte contre la guerre et le fascisme. Est-ce à ce titre, exemplaire, que vous avez accepté d'assumer le commandement de cette escadrille ? Que représentait pour vous ce que vous avez-vous-même appelé : «l'Odyssée pélicane» ?

Malraux — C'est à ce titre, certes, mais il faut nuancer. En août 1936, j'étais allé voir celui qui serait plus tard président du Conseil : je veux dire Largo Caballero. «Nous sommes gravement menacés», me dit-il d'emblée. J'avais, quant à moi, tout à fait ce sentiment et je lui ai demandé : «Où en êtes-vous avec vos avions ?» Il me répondit : «Ça va extrêmement mal». Je lui dit alors : «Si les choses tournent mal (j'entendais par là l'insurrection de Franco, n'est-ce pas) et si je peux vous aider, je le ferai». Largo Caballero ne parlait pas à une personne privée, il s'adressait au président du Comité mondial contre la guerre et le fascisme.

Ça été un peu semblable avec le président de la République : Manuel Azaña. Bien que beaucoup plus flou dans la forme. Si avec Caballero nos propos avaient été tout à fait clairs, avec Azaña le langage fut un peu symbolique. Mais aussitôt les choses furent prises en main par un des hommes de son entourage, que vous avez probablement connu, et qui s'appelait Corpus Barga. En outre, d'autres amis intervinrent.

Quand on m'a demandé ce que nous pouvions faire, je l'ai fait, et pour l'organisation technique j'ai été aidé, pendant les premiers mois, énormément par Corniglion-Molinier qui connaissait très bien l'aviation, puisqu'il allait devenir ensuite général et commander l'aviation des Forces Françaises Libres. D'autre part, beaucoup de nos camarades qui venaient des usines françaises d'aviation avaient des connaissances techniques assez sérieuses. A soi tout seul, ça n'aurait pas suffi, mais Corniglion-Molinier ne s'est pas trouvé en tête-à-tête devant de braves volontaires qui ne savaient pas comment faire marcher les avions. Pour me résumer d'un mot, je dirai : les courroies de transmission, sans lesquelles l'escadrille España n'aurait jamais pu exister, existaient tout de même.

Soria — Et l'Odyssée pélicane, en définitive, si vous en faites le bilan, qu'est-ce que cela fait ?

Malraux — Il fallait alors retarder à tout prix l'avance de Franco. Avec les moyens du bord. Quant à la réalité, vous le savez comme moi, quand les avions russes ont été montés, nous n'avions plus grande importance.

C'est un peu la même chose qui s'est passée un tiers de siècle plus tard avec le Bangladesh. Il est bien entendu que ce qu'on attendait de moi eût été important, s'il n'y avait pas eu l'armée indienne. Mais à partir du moment où l'armée indienne entrait en action, on était des farfelus.

En Espagne, moi je n'ai jamais cru que nous allions faire des merveilles. Ma perspective était uniquement : nous sommes des gens de bonne volonté, qui disposons de certains moyens techniques. Nous ne pourrons pas faire avec cela une aviation espagnole. Ce n'eût pas été sérieux. Mais nous pouvions, en y mettant le prix, qui a été très lourd, nous pouvions retarder l'avance franquiste. Et là, je crois que nous l'avons réellement retardée, notamment lors du bombardement de la route de Medellin, et d'autres opérations secondaires, où se mêlèrent constamment efficacité et symbolisme.

Soria — Tous les historiens s'accordent aujourd'hui pour dire que l'Espagne devint en 1936 le lieu des passions du monde.

A quelles raisons attribuez-vous le fait que tant d'écrivains et d'artistes espagnols, de Machado à Alberti et de Picasso à Miró pour ne citer que ceux-là, et quasiment toutes les illustrations mondiales des lettres, des sciences et des arts, se soient, au-delà de leurs options personnelles, solidarisés avec les Espagnols fidèles à la République ?

Pourquoi l'Espagne républicaine prit-elle pour toute une génération valeur de symbole ?

Malraux — Parce que c'est un Espagnol qui a écrit Don Quichotte. Mais précisons, parce qu'il y a des gens qui pourraient croire que je schématise.

Il y a dans le génie espagnol la possibilité de transfigurer un domaine très particulier, qui va d'une certaine extravagance (dans Don Quichotte) à quelque chose d'assez admirable. Parce que, après tout, si l'on vous disait : «Allons voir le tombeau de Don Quichotte», ça ne vous donnerait pas envie de rire. Ça vous donnerait même l'impression d'une chose d'une rare puissance.

Eh bien, en définitive, la République espagnole, aux pires moments, c'était Don Quichotte.

 

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