E/1982.été — André Malraux : «André Malraux face à la mort», entretien accordé à Jean Montalbetti le 26 septembre 1974

E/1982.été — André Malraux : «André Malraux face à la mort», entretien accordé à Jean Montalbetti le 26 septembre 1974 à Verrières, Tel Quel [Paris], n° 92, été 1982 «Malraux», p. 41-43.


  

André Malraux

André Malraux face à la mort

Entretien avec Jean Montalbetti

 

Montalbetti — Avez-vous l'impression d'être un homme marqué par la mort ?

Malraux — J'ai un rapport avec le rôle que joue la mort dans la pensée humaine qui est certainement un rapport très ancien et très profond. Mais je n'ai aucun attrait pour l'élément morbide, macabre, qui a joué un si grand rôle dans le Romantisme ou au XVe siècle. Ce pittoresque ne me touche pas. Or il a touché de très grands hommes, Baudelaire par exemple. Moi, j'y suis indifférent. C'est évidemment ce qui, de la mort, est l'interrogation posée à la plus grande pensée philosophique – au christianisme, à l'hindouisme ou au zen – qui est pour moi l'élément capital. Qu'est-ce que l'importance de la mort dans la pensée humaine ? C'est le poids que prend quelque chose qui empêche la pensée d'être complètement accordée à elle-même. Sinon, nous entrerions tout simplement dans le pittoresque le plus superstitieux.

Montalbetti — Vous évoquez dans Lazare l'hypothèse du suicide, sans dire si vous l'avez envisagée pour vous-même devant la menace de paralysie, comme le cyanure était un recours face aux interrogatoires de la Gestapo ?

Malraux — Absolument. Je considère comme enfantines toutes les histoires contre le suicide. Si ce n'est pas au nom d'une religion, n'importe quel être humain est libre de sa vie. Je trouve que s'il y avait une civilisation dans laquelle on dirait aux hommes : si vous voulez mourir, mourez – vous pensez bien qu'aucun Etat ne peut prendre une responsabilité pareille, mais si par chimère ça arrivait – ce serait infiniment plus logique que la situation actuelle dans laquelle on refuse de pratiquer l'euthanasie et de faire une piqûre de morphine à quelqu'un qui n'est plus là que pour souffrir. C'est une pratique détestable. Ceux qui défendent le droit de chacun à sa propre vie ont raison.

Montalbetti — Pour vous, en tout cas, ça ne fait pas de question ?

Malraux — Pas de question. J'ai passé des mois avec un cyanure sauveur qui était là pour que devant le risque de torture je puisse me tuer. Je me retrouverais donc des années après en face d'une menace du même genre et je devrais considérer que je n'ai pas droit au cyanure ! Pour les gens à qui c'est arrivé – je veux dire les vrais –, ils doivent se dire tranquillement : si je dois me suicider, je me suiciderai. Fini.

Montalbetti — Comment avez-vous ressenti les suicides de vos contemporains, comme ceux de Drieu La Rochelle ou de Montherlant ?

Malraux — Bravo. Chapeau pour Montherlant ! Avec une approbation complète.

Montalbetti — Drieu et Montherlant, ce sont deux cas différents ?

Malraux — Le mobile n'était pas le même, mais le problème essentiel pour moi n'est pas le mobile. L'analogie, c'est que Drieu comme Montherlant estimaient que, dans ces conditions, ils préféraient ne pas vivre. Pour Drieu, ces conditions étaient… appelons-les historiques. Pour Montherlant, elles étaient physiques. La différence de mobile ne me paraît pas jouer un grand rôle par rapport à la nature de la décision.

Montalbetti — J'imagine que la position du général de Gaulle était différente de la vôtre sur ce point. Comme jugeait-il le suicide ?

Malraux — Il était toujours très difficile de savoir ce que le général de Gaulle pensait des choses très profondes parce qu'il en parlait peu. A l'égard du suicide, je pense qu'il avait une position excessivement réservée, parce que je l'ai vu en face de deux suicides de compagnons d'armes et dans les deux cas en parler absolument comme d'une question privée.

Montalbetti — Vous voulez parler du suicide du général de Larminat ? (André Malraux approuve d'un simple signe de tête) Vous avez écrit que le «christianisme a beaucoup tisonné la mort pour y chercher la présence de Dieu». Vous aussi, dans vos romans, dans votre psychologie de l'art, vous avez beaucoup tisonné la mort. Pour y chercher quoi ?

Malraux — Une intelligibilité un peu plus rigoureuse que l'autre.

Montalbetti — Qu'est-ce qui finalement vous aura le mieux appris à mourir : la philosophie, la littérature, la guerre, l'art ou la religion ?

Malraux — Rien. Rien. Rien n'apprend rien. Vous venez de citer Montaigne, n'est-ce pas ? «Philosopher, c'est apprendre à mourir ?» Je crois qu'on n'apprend pas à mourir. Je crois qu'il y a ce qu'on devrait appeler le don. Seulement il ne faut pas mettre des chapeaux à plumes. Ça ne veut pas dire qu'on est plus courageux que les autres. Ça veut dire seulement qu'on est plus immunisé.

 

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