E/1976.11.29 — André Malraux : «Extraits d'entretiens inédits destinés à la radio. Malraux : propos inédits», fragments d'un entretien accordé en 1967 à Roger Stéphane (1976)

E/1976.11.29 — André Malraux : «Extraits d'entretiens inédits destinés à la radio. Malraux : propos inédits», fragments d'un entretien accordé en 1967 à Roger Stéphane, Le Point [Paris], n° 219, 29 novembre 1976 : «Malraux : l'aventure du siècle», p. 78-79.


 

André Malraux

 

Malraux : propos inédits

recueillis par Roger Stéphane

 

 

L'indifférence au pouvoir

Stéphane — Avez-vous quelquefois désiré le pouvoir ?

Malraux — Non. J'ai simplement eu le sentiment que, pour d'autres, le pouvoir était une nécessité. Lorsque de Gaulle fait son discours du 18 juin, il doit ensuite aboutir au pouvoir, ou bien rien n'a de sens. Cela me paraît évident pour les autres. Mais même dans ma manière de regarder les personnages historiques, je ne suis pas très sûr que ce soit le pouvoir qui m'intéresse. Plutôt le rapport entre eux et lui. Prenez le 9 thermidor : le pouvoir, ce jour-là, aurait dû tomber dans les mains de Saint-Just. Il l'a compris. Il n'a rien fait. Personne n'a expliqué cela. Vous me direz qu'il était à la tribune, que 250 personnages hurlaient à la mort. Bon. Mais la scène a duré des heures et des heures. Pas une seconde il n'a essayé d'intervenir. Il est resté les bras croisés. Comme s'il voulait sortir du jeu. Avouez que c'est énigmatique.

Stéphane — Lorsque je vous ai posé la question sur le pouvoir, je pensais à quelqu'un à qui il m'est arrivé de vous comparer : T.E. Lawrence…

Malraux — Croyez-vous qu'il en ait eu envie ?

Stéphane — Il explique que ça ne l'amuse pas : que lorsque le pouvoir a été à portée de sa main, il en a perçu la dérision.

Malraux — Ce n'est pas très convaincant. Si la dérision s'applique au pouvoir, elle s'applique aussi à tout le reste. Les philosophes se moquent de nous lorsqu'ils veulent nous faire croire que Napoléon n'est pas sérieux alors qu'Hegel l'est. Je répondrai : pas plus, pas moins. La vérité, c'est que Lawrence ne voulait rien du tout. Or c'est prodigieusement difficile d'être un homme qui ne veut rien et qui dit à 35 ans : j'ai pris ma retraite avant les autres. Je voudrais savoir ce qu'il y a derrière le silence de Saint-Just, derrière l'indifférence apparente de Lawrence. En somme, le sens qu'acquiert le pouvoir lorsqu'on le refuse.

 

La mort, pas le trépas

Stéphane — Dans Les Noyers d'Altenburg, Walter dit : «Chaque année qui m'a rapproché de la mort m'a rapproché de l'indifférence à son égard.» Pourtant la mort est présente dans toute votre œuvre…

Malraux — La mort, pas le trépas. Celui-là m'est complètement indifférent. Ça m'est égal d'être tué. Au contraire, la mort, c'est-à-dire le sentiment de servitude, la présence de la durée, tout ce qui irrigue l'art, c'est-à-dire ce qu'il faut bien appeler la métaphysique, ça m'intéresse…

Stéphane — Je vous crois agnostique et je ne connais personne à qui l'idée de transcendance soit plus présente. Avez-vous trouvé cette transcendance, qui est en général le privilège des mystiques, à travers l'art ?

Malraux — Il est extrêmement difficile de vous répondre; d'une part, je suis en effet agnostique; d'autre part, je suis très sensible à ce que nous appelons, ici, la transcendance. En vérité, je cherche, sinon pourquoi – car je n'en sais évidemment rien – mais au moins par quelle voie les choses peuvent se relier. Il n'y a pas de clef biographique dans ce que je vous dis là. Bien sûr, lorsque je suis entré en contact avec l'Inde, j'ai immédiatement été saisi par la présence de la transcendance. Reste le mot «Dieu». Cela ne me paraît pas aller bien loin. Ou bien c'est une boîte dans laquelle on peut mettre exactement ce qu'on voudra; ou bien c'est l'objet d'une révélation. La transcendance dont nous parlons, c'est autre chose…

Stéphane — Quoi ?

Malraux — Ce qui dans l'homme combat ce que j'appelle le sentiment de servitude : servitude de l'existence, du vieillissement, des maladies, de la mort. Tout ce qui fait que l'homme n'est pas son maître. Et pourtant… Il y a quelque chose qui perce à travers l'homme. Depuis des millénaires, quelque chose se révolte contre cette servitude et, au cours des siècles, change de forme. Ce ne sont pas toujours les dieux qui incarnent cela; ni en Chine ni en Grèce, pour ne prendre que ces deux cas. Mais enfin, toujours, en nous, quelque chose se débat. Est-ce que nous ne sommes pas là aux racines de ce que l'on peut appeler la transcendance ?

 

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