art. 147, janvier 2013 • Jacqueline Gojard : «Dans le sillage de Max Jacob» (PAM n° 2, 2001-2002)

Novembre 1919 : un jeune dandy banlieusard vient rendre visite à Max Jacob, ami des cubistes et maître discret et farfelu d’un petit cercle de poètes. C’est André Malraux. Jacqueline Gojard, Maître de conférences à l’Université Paris III, analyse l’influence esthétique que Max Jacob exerça très tôt et profondément sur l’auteur de Lunes en papier et d’Écrit pour une idole à trompe et sur le jeune critique d’art.


 

C’est en novembre 1919 qu’André Malraux, à peine âgé de dix-huit ans, se rend pour la première fois à Montmartre, chez Max Jacob. À quarante-trois ans, le poète jouit d’une célébrité paradoxale : pauvre, il a publié Le Cornet à dés en 1917, «chez l’auteur», et il vit misérablement en tentant de vendre sa peinture ­– gouaches et aquarelles, exécutées à domicile; pourtant, depuis la mort d’Apollinaire, sa petite chambre, au 17 rue Gabrielle, est devenue le rendez-vous des jeunes poètes. Les souvenirs de Georges Gabory, parus chez Jean-Michel Place en 1988 sous le titre désinvolte Apollinaire, Max Jacob, Gide, Malraux & Cie, offrent une image pittoresque du «Grand Central Poétique» où officie Max, maître improvisé d’une école toute buissonnière. La pièce unique qui lui sert d’atelier donne sur la cour, au rez-de-chaussée, en contrebas. Cette étrange «mansarde au sous-sol» éclairée par une grosse lampe à pétrole, avec son unique fauteuil, ses deux chaises dépaillées, son armoire à glace utilisée comme cloison pour isoler le lit, évoque la sinistre mémoire du «galetas naturaliste». Seuls les premiers venus trouvent un siège, les autres restent debout ou s’assoient sur la table, «couverte de manuscrits, de mégots, de poussière et de tubes de couleur mêlés à des tronçons de pastel». C’est dans ce décor qu’entre en scène André Malraux, jeune banlieusard dandy, soucieux de ses effets. «À le voir si bien habillé – gants de peau, canne à dragonne et perle à la cravate – on l’aurait pris pour un visiteur du dimanche, un homme du monde.»

Pourtant, ni Gabory ni Malraux ne s’y trompent. Le «taudis» de la rue Gabrielle est bien le cénacle de la poésie nouvelle. La gentillesse de l’hôte fait vite oublier l’inconfort des lieux. Max sait l’art de rompre la glace et nul chez lui ne se sent déplacé. Il reçoit les amis (André et Georges) et les amis des amis (Louis Chevasson, camarade d’école de Malraux à Bondy, que le poète surnomme «grain de café» ). Il séduit par sa gaieté : avec lui, on rit, on chante, on dit des vers que l’on commente sans façons. L’usage est de le tutoyer et de l’appeler par son prénom. On goûte surtout la liberté de ses propos. Avec ses pirouettes, ses coq-à-l’âne, ses calembours, il crée sans cesse des rapports inattendus et troublants entre les réalités les plus diverses et transplante ses auditeurs dans un monde de fantaisie grave et bouffonne à la fois. Burlesque et mystique, comme son double fictif, le poète Matorel, dont il a conté la conversion (1911) et publié les oeuvres (1912) sous une forme romanesque, il pratique les jeux de mots les plus incongrus, affirmant la présence réelle du Christ dans un fragment de pain azyme, – «à zim boum boum». Max vivait en odeur de poésie, sinon de sainteté. C’est cette odeur que l’on venait respirer chez lui, autour de la lampe à pétrole.

Gabory situe la visite de Malraux au poète de la rue Gabrielle dans un contexte stratégique, propre à toute une génération : «La première fois qu’il vint offrir à Max Jacob les prémices de son esprit», il agissait «selon le rite observé par les nouveaux». Le choix d’un poète lié à l’avant-garde cubiste pour parrainer ses débuts n’en est pas moins significatif. A dix-huit ans, il s’intéresse moins aux maîtres du roman qu’à celui qui incarne à ses yeux la modernité de l’art vivant. Il vient le trouver à Montmartre pour rencontrer l’ami de Picasso, comme il prend l’habitude de se rendre à Montparnasse chez André Salmon, rue Joseph-Bara, pour deviser avec un ancien du Bateau-Lavoir, ami d’Apollinaire, témoin et acteur de la révolution esthétique du début du siècle.

 

Pour lire la suitre : télécharger le document.

 

© www.malraux.org / Présence d’André Malraux sur la Toile

Texte mis en ligne le 1er janvier 2013

logo