L/1973.05.05 — André Malraux, «Inédit. La Vénus des Folies-Bergères et celle du Titien. II. L'illusion-de-réalité», «Le Figaro»

«Inédit. La Vénus des Folies-Bergères et celle du Titien. II. L'illusion-de-réalité», Le Figaro [Paris], n° 8907, 5-6 mai 1973, p. 15-16, (Le Figaro littéraire, n° 1407, 5 mai 1973, p. I-II). Prépublication de pages de L'Intemporel.


 

 

André Malraux

 

La Vénus des Folies-Bergères et celle de Titien

II. «L'illusion-de-réalité»

 

La promotion de la réalité oriente le siècle. Qu'eût fait Titien de la vision photographique ? Ni La Nymphe et le Berger ni La Pietà. Le moulage avait agi sur la sculpture dans des limites assez étroites ; les Chinois ont inventé la poudre et ne l'ont employée qu'à perfectionner leurs feux d'artifice…

Mais cette promotion marque l'annexion de Vénus, non celle des pourvoyeuses. On ne peut s'y méprendre lorsqu'on feuillette les catalogues illustrés des Salons : leur représentation ne tend pas aux plus fidèles portraits, elle prophétise le plus puissant moyen de fiction de notre temps : le cinéma. Elle en annonce le romanesque, la mise en scène et même les éclairages. Au Sardanapale par lequel Delacroix tentait d'accéder à l'Irréel des Vénitiens, succède La Mort de Babylone, où Rochegrossse, croyant fixer un moment romanesque de l'histoire, semble tourner un film ; Jean-Paul Laurens, quinze ans après Manet, peint Les derniers moments de l'Empereur du Mexique selon une vision photographique, mais quel photographe, en 1882, connaissait cet éclairage de caméra ? Lequel eût été capable de concevoir la plupart des tableaux officiels reproduits ici ? La Mort de Babylone est peinte vingt ans avant que D. W. Griffith tourne les scènes babyloniennes d'Intolérance ; l'éclairage des Conquérants semble celui d'un film moderne. En 1955, nul ne pourrait tourner Les Oréades. Et cette peinture née des photos mourra du cinéma.

A travers elle, la fiction cherche sa puissance dans la réalité qui met en question l'Irréel d'hier. La scène que le spectateur admire «parce qu'elle se serait passée ainsi» succède à celle qu'il admirait parce qu'elle ne pouvait se passer ainsi que dans un autre monde : La Mort de Babylone, à Sardanapale. La première est une des œuvres qui nous révèlent le mieux – par contraste – la nature de la vraie création picturale, parce qu'elle rivalise à la fois avec Sardanapale et avec Le Bain turc. Rochegrosse croit opposer à Delacroix une fiction plus puissante et moderniser Ingres. Mais ce qu'il met pour nous en pleine lumière, c'est ce qui unit Ingres et Delacroix et les unit à tous leurs grands prédécesseurs ; c'est ce qui sépare l'imaginé, représentation d'une scène dans le monde de la réalité, de l'imaginaire et de l'irréel picturaux ; c'est l'existence d'un monde de la peinture, distinct de celui des représentations. Ingres et Delacroix peignaient pour lui appartenir, avec autant de préméditation que Rochegrossse pour représenter la fin de Babylone. Et en face de Rochegrosse, il va de soi que le dessin d'Ingres et la couleur de Delacroix sont des moyens différents d'appartenance à un même autre monde, comme le furent le tuyauté gothique et l'hiératisme byzantin comme le furent le génie des sculpteurs de Chartres et celui de Jean Van Eyck. L'ombre et le dessin minutieux de celui-ci, devant ce palais babylonien, appartiennent de façon aussi flagrante que l'ombre et le dessin de Léonard à cet autre monde qui n'est pas une représentation du réel même lorsqu'il le représente, et qui, comme le monde musical, naît des sons, naît de la peinture lorsque le réel est apparence. Il a cessé de l'être. Alors, de même que la mosaïque byzantine annexait ses personnages au sacré, de même que la couleur vénitienne annexait les siens à l'irréel, la peinture officielle annexe peu à peu l'imaginaire et l'irréel à l'apparence enfin victorieuse, Vénus aux Folies-Bergère. Tout surmonde a disparu – jusqu'au dernier reflet du dernier surmonde chrétien.

 

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