L/1974.11.09 — André Malraux, «La Naissance de l'art moderne», «Le Figaro»

L/1974.11.09 — André Malraux, «La Naissance de l'art moderne», Le Figaro [Paris], n° 9378, 9-10 novembre 1974, p. 11-12, (Le Figaro littéraire, n° 1486, 9 novembre 1974, p. I-II). Prépublication de pages de L'Intemporel. Inédit.


 

André Malraux

 

La naissance de l'art moderne

 

Extrait

Dans la communion où Shakespeare répond à Mozart, bientôt à Beethoven et à Michel-Ange, ce qu'on commence à nommer le génie néglige la coulée des siècles : Racine a écrit Britannicus l'année de la mort de Rembrandt. Ceux que Victor Hugo nomme les Egaux servent le progrès, mais ils sont aussi hors du temps. Que le romantisme se réclame de Shakespeare ou d'Eschyle, des cathédrales ou du mâchicoulis – et malgré son goût pour le Moyen Age – il fait moins appel à une époque exemplaire qu'au pouvoir exemplaire de l'art qui unit Homère à Job pour Victor Hugo, Rembrandt à Raphaël pour Delacroix. A l'ordre de l'homme et du monde, il n'oppose plus même l'éclat de Rubens, mais les intercesseurs du surhumain, les possédés de l'inconnu ; à une rivalité de traditions, la communion dans un drame éternel. Les formes variables et imprévisibles de ce qu'il appelle le beau s'unissent seulement dans l'infini qu'elles reflètent : le beau est ce reflet. La peinture redevient un piège à mystère. Le sentiment romantique, unissant ses maîtres par l'âme et non par le style, métamorphose le passé de façon aussi décisive que l'avait fait la résurrection de l'antique. Car Poussin avait continué Raphaël dans un monde apparemment rationnel ; mais où Rembrandt rejoint-il Titien, Rubens et Michel-Ange, sinon dans le monde inconnu et fascinant que le romantisme oppose au réel ? Ce monde englobe et déborde celui que conquirent les plus grands maîtres ; il est révélé par la pluralité des œuvres qui le manifestent. L'art devient un monde souverain parce que l'homme trouve en lui, et en lui seul, hors de la sainteté perdue et de la vaine puissance (Victor Hugo opposera expressément le poète au conquérant), sa grandeur obscurément prométhéenne ; par sa nature même, par le reflet d'infini à quoi il se reconnaît, il doit assumer contre la condition humaine une indomptable protestation de l'homme et la fonder en immortalité.

Ainsi devient-il inséparable d'un passé dont il transmet ou suggère la part éternelle, comme l'art de la Renaissance était devenu inséparable de l'antique. Mais la résurrection de la Renaissance effaçait la mort, celle du romantisme effaçait la mort, celle du romantisme l'épouse. Elle est néanmoins plus circonscrite qu'il ne semble. En sculpture, Delacroix admire encore les galeries antiques ; en peinture, à la vaste liste des Génies élus par Victor Hugo, d'Homère à Rabelais et de Job à Shakespeare, répond l'étroite liste des Phares dressée par Baudelaire, de Rubens à Goya (1). Même si l'on ajoute à celle-ci Raphaël, exclu, et les peintres (les vénitiens d'abord), que Baudelaire connaît mal, ce n'est pas la peinture de l'Irréel.

Mais les grandes créations de cette peinture avaient provoqué la surprise éblouie qui avait poussé Jules II, devant La Dispute du Saint-Sacrement, à donner l'ordre d'effacer les fresques du Vatican pour faire place à Raphaël, Paul III à s'agenouiller et prier lorsqu'on dévoila devant lui le Jugement Dernier de Michel-Ange. Le dévoilement, les œuvres achevées, révèlent à la fois des tableaux et des apparitions ; le malaise des compagnons du capitaine Cocq devant la Ronde de Nuit répondait à l'enthousiasme de Jules II à la prière de Paul III. Les tableaux de Delacroix, de Géricault ne sont pas des apparitions. Ceux du Louvre ne le sont plus ; mais ceux d'entre eux que le romantisme élit, parés de l'accent légendaire des temps révolus, du prestige de la mort, expriment ce qui a permis à l'Irréel de rivaliser avec le sacré, ce qui unit Michel-Ange à Rembrandt. Par une immense métamorphose, l'Irréel, au moment de mourir, ressaisit sa vie entière et devient le monde de l'art.

 

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