art. 159, juin 2013 • Jacques Lecarme : «“D’une jeunesse européenne”, 1927» (PAM n° 3, 2003)

Un an après la publication de La Tentation de l’Occident, Malraux se voit proposer par Daniel Halévy une contribution à un volume collectif des Cahiers verts, intitulé Ecrits, destiné à mettre sous les feux de la rampe les meilleurs jeunes essayistes. Assez habilement, Malraux fait savoir que chez le même éditeur, Bernard Grasset, mais en dehors de cette précieuse collection, il a publié un essai sur un thème qui fait alors fureur, le dialogue de l’Orient et de l’Occident. Pour cela il use d’une discrète épigraphe, emprunté au chinois Ling, l’un des deux épistoliers de l’essai de 1927 : « le plus haut objet d’une civilisation affinée, c’est une attentive inculture du moi ». Cette formule à sensation, mise en exergue, marque une forte rupture avec Barrès. Et pourtant, dans ces pages intitulées fièrement « D’une jeunesse européenne », la marque de Barrès est bien sensible dans un style nerveux, mélancolique, haletant, point trop soucieux d’une déduction rigoureuse. D’autres influences stylistiques et intellectuelles se marquent ici. Alain, ce professeur de philosophie adulé, a su casser le moule et la rhétorique de la dissertation; il a pratiqué dans ses « propos » une asyndète généralisée, éprouvante, mais stimulante pour le lecteur. Paul Valéry a eu quelques longueurs d’avance sur le tout jeune Malraux, quand il a analysé « la crise de l’esprit », et réfléchi sur la Chine et le japon. Enfin André Suarès, outre un climat général de solitude et de grandeur, a appris à ses cadets l’ellipse, l’hyperbole, la poétique de l’imprécision, les effets soutenus de profondeur. Peut-être est-il responsable de certaines limites de l’essai de Malraux, passionnant certes, mais beaucoup moins maîtrisé ou éclairant, que sa future préface à Sanctuaire de Faulkner, ou sa « Note sur la psychologie du cinéma ». Pour que « D’une jeunesse européenne », cet essai juvénile, soit du grand Malraux, il s’en faut de deux points: l’image proposée de Nietzsche n’est ni très claire ni très pertinente. On sent qu’elle doit plus à L’Excuse à Nietzsche de Suarès qu'à La vie de Frédéric Nietzsche de Daniel Halévy, un excellent compendium, qui a dispensé trop de nietzschéens français de lire Nietzsche. Mais surtout l’essayiste adopte ici une stratégie suarésienne et anti-valérienne. Il opte pour la profondeur vague par la plus grande indétermination des termes et des notions. Race, individualisme, culture, Europe, Occident, absurde, humain… De ces termes récurrents, on ne peut faire un vocabulaire définitionnel. Une poétique de la répétition et de la variation les orchestre et les module, plus musicale qu’argumentative.

Malraux, Drieu et Berl se sont assurément rencontrés dans le salon de Daniel Halévy, et beaucoup plus tard Malraux croira se souvenir d’y avoir rencontré Lou Salomé, ce qui est, chronologiquement, invraisemblable. Les trois ont contribué à cette collection des Cahiers verts, dont Daniel Halévy annonce la fin programmée en ce numéro 70, avec pour « leaders » Chamson et Malraux. Cette collection était destinée à publier « l’essai, la lettre, la considération politique, le dialogue, la méditation, la biographie ». Mais un coup d’oeil sur le catalogue montre qu’elle ne dédaigne pas le roman à succès puisqu’elle a été inaugurée par Marie Chapdelaine, best-seller du roman francophone, et que, malgré sa fausse mort annoncée, elle va publier un an plus tard Les Conquérants de Malraux avec le succès que l’on sait. Bientôt Gaston Gallimard saura attirer et retenir le romancier, mais aussi l’essayiste, qu’il charge des expositions. La préface de Daniel Halévy est quelque peu dissuasive : il présente des jeunes gens qu’il a jusqu’ici écartés de sa collection, mais qu’il recueille dans un ultime « cahier » collectif, « une élite méditative et savante, dont les services ne peuvent être surestimés ». De Malraux, Daniel Halévy estime avoir publié « en juin dernier, à son retour de Chine, où il a séjourné deux ans, La Tentation de l’Occident ». En fait, ce n’est pas un salon des refusés, mais un sommaire assez éclatant qui est ici proposé. Si les essais sur la Grèce de Jean Grenier et sur Vézelay d’Henri Petit sont très ennuyeux par leur conformisme appliqué à la tendance spiritualiste du moment, les trois poèmes de Pierre Jean Jouve sont magnifiques. Dans sa préface, Daniel Halévy évite le piège de la nouvelle génération à promouvoir; il s’appuie sur le jeune épistémologue Georges Canguilhem pour « tuer l’idée de génération », impliquant la versatilité de la mode. Pour finir, après avoir enterré sa collection, Halévy se ravise et la relance en promettant Benda et Bonnard, le pur et l’impur. En tout cas, le jumelage de Chamson et de Malraux, au printemps 1926, est judicieux et durable. Le dialogue, non plus écrit, mais oral, se reproduira à Pontigny, et il y fera sensation, comme en témoigne le reportage qu’en fait Roger Martin du Gard dans son journal posthume.

 

Pour lire la suite : télécharger le texte.

 

 

© www.malraux.org / Présence d’André Malraux sur la Toile

Texte mis en ligne le 10 juin 2013

logo