E/1955.05.21— André Malraux, «L'Homme et le fantôme», «L'Express».

E/1955.05.21 — André Malraux, «L'Homme et le fantôme», Dagens Nyheter [Stockholm], 23 janvier 1955. 

Repris dans L'Express [Paris], n° 104, 21 mai 1955, p. 15.


 

 

André Malraux

 

L'homme et le fantôme 

 

Questions : Tout d'abord, les religions ont-elles assuré «les conditions de tolérance et de compréhension entre les hommes» ?

Réponse : Ce ne fut pas le cas des religions assyrienne et aztèque. La tolérance de l'Inde a été payée cher par les Intouchables. Quelques-unes des lois les plus atroces ont été édictées par des sages confucianistes; mais le confucianisme n'est qu'une religion des morts. La mythologie grecque n'est pas édifiante, l'Islam n'est pas une leçon de tolérance. Deux religions surtout me semblent avoir joué le rôle que vous retenez, celles qui unissent l'amour et la charité : le christianisme et le bouddhisme.

Encore ne l'ont-elles joué que pendant une partie de leur histoire. Le Christ byzantin anime, mille ans durant, une civilisation d'amour sans pitié. Deux empereurs byzantins sur trois meurent assassinés ou suppliciés, la vie de l'impératrice Théophano ressemble plus à celle d'Agrippine ou d'une princesse mérovingienne qu'à celle de la mère de Saint Louis. Au XIIIe siècle, le christianisme occidental accomplit un des hauts desseins de l'Histoire : il contraint l'homme à la vertu – ou, au moins, à la feindre. Il crée un héros soumis aux enseignements de sa foi; et ses reines ne se définissent plus par le meurtre de leur mari. A travers le Christ, par le Christ. Mais il n'y avait pas suffi.

Une religion unit les hommes dans la mesure où elle fait de chacun d'entre eux un prochain. Encore ce prochain se limite-t-il le plus souvent au coreligionnaire, et, si superficiel qu'ait été l'humanitarisme du XIXe siècle, constatons qu'il coïncida avec l'un des siècles les moins cruels de l'histoire… L'adversaire capital de la tolérance n'est pas l'agnosticisme, mais le manichéisme : nazis et communistes, quoique athées, sont manichéens.

Je crois donc que tolérance et compréhension ne peuvent être pleinement défendues que si on les défend pour elles-mêmes. 

Et le problème – le mystère – est précisément qu'on puisse vouloir les défendre pour elles-mêmes. L'homme ne se construit qu'en poursuivant ce qui le dépasse, mais c'est ce dépassement qu'il s'agit d'expliquer. «Un sentiment de dévouement à quelque chose au-dessus et au-delà de l'être humain» n'implique pas nécessairement «… des êtres ou puissances en dehors de la vie terrestre». Sans ce sentiment, l'humanité en fût sans doute restée au pithécanthrope; mais n'est-il pas une des composantes de l'homme au même titre que l'intelligence ? Faut-il voir dans ce dévouement le reflet de ce qui est «au-delà de l'être humain», ou la faculté qu'a l'animal humain – et lui seul – de soumettre ses désirs et ses instincts ? 

Si comme le pensaient sans doute les stoïciens, les dieux ne sont que les torches une à une allumées par l'homme pour éclairer la voie qui l'arrache à la bête, (ou si les dieux sont totalement impensables) le plus grand mystère de l'univers est dans le moindre sacrifice, dans le moindre acte de pitié, d'héroïsme ou d'amour. 

La certitude que le créateur de l'homme est aussi son juge – certitude que toutes les religions sont loin d'avoir éprouvée – semble assurément une garantie de justice; mais tout le passé nous enseigne qu'elle est illusoire, et que nous trouvons quand il le faut des accommodements avec le ciel. 

Peut-être le problème moral n'est-il pas un problème de «garanties métaphysiques»; peut-être des garanties, quelles qu'elles soient, le masquent-elles plus qu'elles ne le résolvent. Elles le rationalisent. Et toute la civilisation moderne tente de le rationaliser, parce qu'elle a substitué un fantôme aux profondes notions de l'homme qu'avaient élaborées les grandes religions. 

Chacune de celles-ci rendait compte à sa manière de la grandeur humaine. La science, non : elle ne tend pas à une notion de l'homme, mais à la connaissance du cosmos. La théorie du champ unifié ne deviendrait pas fausse si l'homme n'existait plus. Le drame de la civilisation du siècle des machines n'est pas d'avoir perdu les dieux, car elle les a perdus moins qu'on ne dit : c'est d'avoir perdu toute notion profonde de l'homme. 

Seule une telle notion permettrait de répondre à votre question, en rendant intelligible le «dévouement» que vous mettez en cause, en précisant comme il est un des pouvoirs toujours renaissants de l'homme, non comme le sont les instincts, mais comme l'est l'héroïsme. Depuis cinquante ans, la psychologie réintègre les démons dans l'homme. Tel est le bilan sérieux de la psychanalyse. 

Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu'ait connue l'humanité, va être d'y réintégrer les dieux.

 

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