P/1969.09.12 — Préface à «L’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France»

 

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André Malraux

L’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France

 

Bien que l’on rêve depuis longtemps d’une entreprise comme celle-ci, nous savons, au moment où s’ouvre cet Inventaire – destiné par la nature de nos arts à être le plus divers de tous – qu’il sera très différent de ce qu’il eût été au siècle dernier, et même lorsque furent entrepris quelques-uns des inventaires étrangers. Il apporte beaucoup plus qu’un cadastre artistique, un complément de ce qui existe dans son domaine; le tout n’est pas seulement ici la somme de ses parties. En même temps qu’il complète nos connaissances, il suggère une mise en question sans précédent des valeurs sur lesquelles ces connaissances se fondent.

Les objets d’archéologie peuvent être définis en tant que témoins. On les rassemble selon des méthodes d’ordre scientifique, ou qui tentent de l’être. L’insertion inconnue rejoint l’inscription connue, et le morceau d’architrave, la colonne mutilée. Il n’en va pas de même des œuvres d’art. Au musée, dans notre mémoire, dans nos inventaires, l’objet inconnu, depuis un siècle, rejoint moins l’objet connu que l’œuvre dédaignée ne rejoint l’œuvre admirée. L’inventaire qui rassemblait les statues romaines de Provence n’était pas de même nature que celui qui leur ajoute les têtes de Roquepertuse et d’Entremont.

Il ne s’agit pas seulement d’une «évolution du goût». (Evolution troublante, comme celle de la mode, car nul n’a expliqué ce qui pousse les hommes à être barbus sous Agamemnon, Henri IV et Fallières, et rasés sous Alexandre ou Louis XV). Ce n’est pas seulement le goût qui, dans les inventaires, ajoute les statues romanes aux statues romaines, et les œuvres gothiques aux œuvres romanes, avant de leur ajouter les têtes d’Entremont. Mais ce ne sont pas non plus, les découvertes, car les œuvres gothiques n’étaient point inconnues : elles n’étaient qu’invisibles. Les hommes qui recouvrirent le tympan d’Autun ne le voyaient pas, du moins en tant qu’œuvre d’art. Pour que l’œuvre soit inventoriée, il faut qu’elle soit devenue visible. Et elle n’échappe pas à la nuit par la lumière qui l’éclaire comme elle éclaire les roches, mais par les valeurs qui l’éclairent comme elles ont toujours éclairé les formes délivrées de la confusion universelle. Tout inventaire artistique est ordonné par des valeurs; il n’est pas le résultat d’une énumération, mais d’un filtrage.

Nous écartons, nous aussi, les œuvres que nous ne «voyons» pas. Mais que nous puissions ne pas les voir, nous le savons, et sommes les premiers à le savoir; et nous connaissons le piège de l’idée de maladresse. Si bien que nous ne tentons plus un inventaire des formes conduit par la valeur connue, beauté ou expression, qui orientait la recherche et la résurrection; mais, à quelques égards, le contraire : pour la première fois, la recherche, devenue son objet propre, fait de l’art une valeur à découvrir, l’objet d’une question fondamentale.

Et c’est pourquoi nous tenons à mener à bien ce qui ne put l’être pendant cinquante ans : l’inventaire des richesses artistiques de la France est devenu une aventure de l’esprit.

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Ministère des Affaires culturelles, Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, Commission régionale de Bretagne, Finistère. Canton Carhaix-Plouguer, vol. 1 : texte, préface d'André Malraux, Paris, Imprimerie nationale, 1969. 

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Texte repris du hors-série n° 1 de Présence d'André Malraux, 2004 : actes de la journée d'étude consacrée à «Malraux et l'Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France» (BNF, 23 mai 2013).

 

Télécharger ce texte et la note de Michel Melot de 2004


 

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Texte mis en ligne le 11 juin 2016

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