Art. 260, novembre 2019 | document • René Guetta [Clappique] : «La fuite de Marie Hurlu» (nouvelle de 1932).

La fuite de Marie Hurlu, par René Guetta (1932)

 

Dans la salle à manger, le silence régnait. Il était lourd comme un nuage noir. Personne n'osait parler. M. Hurlu avait mis sa grosse moustache de tigre dans sa soupe aux légumes. C'était le genre d'homme qui parle haut au café en faisant sa belote journalière, mais qui n'aime pas les complications. Une fois à la maison, il devenait le plus paisible des maris. Il sentait obscurément qu'il était très égoïste, et que la moindre scène de famille troublerait sa digestion. Fanfaron, il l'était, mais hors de chez lui.

«Le père Hurlu, disait-on à la terrasse, c'est un fameux lascar.»

Il était heureux de ces commentaires qui relevaient un peu son prestige. Au fond de lui-même, il se sentait lâche, il avait honte puisqu'il n'avait même pas le courage de défendre sa fille qu'il adorait, et que sa femme, la belle-mère de Marie Hurlu, naturellement, détestait. Il avait pourtant des révoltes. «Comment, pensait-il, je suis un fameux lascar, et je n'ose rien dire !» Il rougissait alors gentiment, et ses belles moustaches faisaient un trait droit, bien noir, sur un fond cramoisi.

En face de M. Hurlu, il y avait la nouvelle Mme Hurlu. La nouvelle, si l'on veut, puisqu'il y avait cinq ans que le brave homme s'était remarié.

Elle, c'était le chef, mais ce n'était pas un chef pincé, jaune, sec. Mme Hurlu, quoique ayant atteint la quarantaine, était encore fort bien ! C'est ce qui faisait sa force. Autant les femmes laides, souvent sont aigres, autant elle, elle était fière de son physique. Orgueilleuse jusqu'au bout de ses ongles ronds, soignés, mais coupés trop court, elle n'admettait pas qu'on la contredise. Et, peu à peu, avec son pouvoir souverain qui remplaçait insensiblement l'orgueil, la méchanceté vint. Dans son petit domaine, elle triomphait. Les petites gens rarement savent triompher. Le pouvoir, n'est-ce pas, est une chose délicate. Peu de grands hommes s'en sont sortis à leur honneur. A plus forte raison, cette belle Mme Hurlu.

Les Hurlu habitaient à D… aux environs de Metz. C'était calme, très digne, mais féroce, lorsqu'elle disait : «Allons, qu'est ce que vous attendez pour vous lever de table ?» de sa voix nette, tranquille. Il n'y avait rien à faire. On se levait immédiatement. Et lorsque, regardant la fille de M. Hurlu, elle disait par exemple : «Tu as mangé salement aujourd'hui, Marie (ce qui était faux), il y a trois taches sur la nappe à ta place; tu resteras à la maison dans ta chambre, demain et après-demain.» Et sa main faisant un geste de bas en haut, nettement, irrémédiablement menaçant. Sur ce, d'un petit air tranquille, elle sortait, suivie de l'œil jaune, terrorisé, de M. Hurlu.

Marie, elle, ne disait pas un mot. Elle était très renfermée depuis la mort de sa mère. Elle regardait sa nouvelle maman bien dans les yeux, ne répondait rien, montait dans sa chambre, dans sa petite chambre au lit de fer, aux murs recouverts d'un papier à fleurs jaunes, et seule, alors, elle trépignait de rage.

«Salope, salope», murmurait-elle.

Et, elle se couchait, le cœur plein de rancune contre sa belle-mère, contre son père, contre elle-même, contre un univers entier qu'elle n'avait jamais vu.

Marie avait 16 ans. C'est un bel âge. On ne se laisse pas mortifier ainsi lorsqu'on est une jeune fille, belle et qu'on le sait. Et la petite, fière de ce qu'elle était, contemplait longuement dans la glace de l'armoire sa figure décidée, aux grands yeux bleus, aux lèvres rouges, au petit nez en l'air, carré comme un dé, et elle caressait son corps enveloppé dans une énorme chemise de nuit qui lui tombait jusqu'aux pieds.

Ces scènes étaient presque journalières. Il fallait que Mme Hurlu montrât son autorité méchante. Cela la dégageait comme une saignée. Après, elle respirait profondément, doucement, riait drôlement en faisant un bruit rauque, et pour terminer, le petit doigt en l'air, crachait dans son mouchoir.

Le jour de la distribution des prix vint. Il y eut un bal présidé par M. le Maire. Marie avait deux récompenses : un prix de couture et un prix de français. Automatiquement, elle était invitée. Elle s'était faite très belle. Bien ondulée, fraîche, les jupes courtes laissant voir des jambes magnifiques, elle avait eu un petit succès personnel de sympathie et d'admiration. Mme Hurlu, dans sa robe de dentelle beige, se taisait; elle rageait lentement à n'en pouvoir parler. Alors, elle se décida immédiatement au moment où Marie Hurlu se dirigeait vivement vers la salle de danse, ivre de joie. Elle l'arrêta d'une main implacable :

— Où vas-tu ?

— Au bal, maman.

Mme Hurlu poussa son cri de grenouille.

— Pourquoi ?

— J'ai deux prix.

— Quels sont ces prix ?

Marie serra les livres rouges sous son bras, mais elle les montra.

— Des livres ? Très bien. Va les lire à la maison, dans ta chambre.

— Mais, dit timidement M. Hurlu. Laisse cette petite tranquille. Elle a bien travaillé cette année. Il est juste qu'on la récompense.

Mme Hurlu ne daigna pas se retourner du côté d'où venait la voix. Elle répliqua en époussetant un fil accroché à l'un de ses reins encore fermes :

— Toi, mêle-toi de ce qui te regarde.

— Mais…

— Compris, Marie ?

Marie était comme hébétée d'être partie si jolie, d'avoir provoqué des applaudissements, et de s'en aller maintenant, tout de suite, dans sa chambre de tous les jours, dans sa «chambre du désespoir».

Elle se secoua pourtant et retint la gifle prête à partir. Puis… elle sourit ! Elle sourit de toutes ses dents blanches, éclatantes, elle sourit avec toute sa tristesse et toute son impertinence.

— Vous vous en repentirez, dit-elle, presque gaiement, vous allez voir, vous allez voir… Madame !

Mme Hurlu sursauta malgré elle. C'était la première fois que Marie ne l'appelait pas maman. Mais Mme Dutreyer, sa voisine, vint la détourner de ce choc. Marie, elle, déjà avait disparue.

Ce fut devant l'éternel miroir qu'elle se retrouva. Elle était assise les jambes écartées. Elle avait arraché d'un mouvement de rage sa belle robe, et l'avait piétinée. Comme un échantillon, elle gisait par terre. Maintenant, les mains comprimant les temps chaudes, elle se voyait presque nue. Des larmes tombaient de minute en minute de ses longs cils. Des larmes de regret, des larmes de suffocation. Elle ne sanglotait pas; la colère et le désespoir retenaient magnifiquement dans sa poitrine les larmes, et ne leur permettaient de s'en aller qu'une à une. Et sa gorge faisait compte-gouttes. Puis elle parla; sourdement, elle reprit : «Ce n'est pas possible de continuer comme cela, je vais partir. Mais où ? Je ne connais que le pays.» Puis elle attendit l'effet que ce mot produisait sur elle. Il n'y eut rien. Toujours étouffée, toujours pleurant, elle essayait de réfléchir. «Où aller ? A Bordeaux, à Angoulême, à Dijon, à Paris… à Paris… à Paris.» Le nom de cette ville avait déclenché quelque chose dans sa tête. Elle répétait «Paris» tout doucement, sans avoir changé de pose. Elle se regarda bien. Pas de doute, elle était jolie.

Alors, elle se leva lentement, essuya ses larmes, dit : «Cela ne peut pas être pire qu'ici», puis s'approchant de sa tirelire qui représentait un obus allemand en porcelaine, d'un geste sec, elle la brisa sur le plancher.

 

Il était 8 heures quand les Hurlu rentrèrent. Madame marchait en tête, satisfaite de sa journée et d'avoir éclipsé sa fille en la renvoyant. Quant à M. Hurlu, il était follement gai, ayant bu à la terrasse du Café Militaire, quelques apéritifs.

«Nous sommes en retard pour dîner, dit Madame.»

— Adèle, hurla-t-elle, servez; toi, va chercher Marie, dit-elle à son mari.

Alerte, il courut presque jusqu'à la petite chambre; elle était entrouverte.

— Tiens, ce n'est pas son habitude.

Il poussa la porte. Devant lui, l'armoire à glace était brisée. Il entra vite. Un mot était épinglé sur le bois : «Malheur à l'ordure». «Les glaces cassées portent malheur !» Par terre, un tas de petits bouts de porcelaine gisaient. Le lit intact, la belle robe dans un état lamentable, comme un mort à la morgue. M. Hurlu pressentit une catastrophe.

— Marie, ma petite, cria-t-il, où es-tu ?

Silence. Une vague vibration peut-être que l'on ressent lorsque l'on hurle.

— Marie, répéta-t-il. Marie.

Alors, à ce moment précis, sur la cheminée, il vit une lettre. Il se précipita; elle n'était pas fermée. Il lut :

«Mon papa.

« Ce n'est pas pour toi que je pars. Rappelle-toi comme nous étions heureux avec ma pauvre maman. Non. Je t'aime bien, et je suis désolée de te faire de la peine, car je suis sûre que tu en auras. Je m'en vais à cause de ta femme, de ta femme, comprends-tu ? Mais oui, tu comprends, puisque toi-même, quelquefois, tu as envie de fuir…jusqu'au café ! Alors, c'est tout ! Je t'embrasse fort, fort, fort, en pleurant. Aime ton dragon à volonté maintenant, et dis-lui de ma part que je la hais. Voilà.

«Marie.»

  1. Hurlu, dans sa saoulographie, pleura déjà à la première ligne. A la dernière, il s'effondra sur le lit, sanglotant vraiment :

— Marie, pauvre Marie, toute seule. Oh ! là là !

— Eh bien quoi, qu'est-ce qui arrive ?

  1. Hurlu était cette fois le plus fort. Il ne tourna pas la tête, employant la méthode de sa femme.

— Marie a foutu le camp !

— Quoi ?

Mme Hurlu avait crié ! Hurlu était fou. Elle n'aurait jamais eu le culot de faire cela !

Dans sa tête tout tourbillonnait. Un vague remords lui montait à la gorge et serrait son estomac. Sa première pensée fut :

— Que va-t-on dire aux voisins ?

— Ça m'est égal !

Mme Hurlu, devant la loque qu'était son mari, s'était redressée, par esprit de contradiction, et parce qu'elle n'était qu'humiliée.

— J'arrangerai cela, je dirai qu'on l'a mise en pension.

Puis, elle réfléchit une minute, et prononça tranquillement :

— Petite putain.

Et, elle alla dîner.

 

Dans la noire Gare de l'Est, Marie fronce les sourcils; le voyage l'a courbaturée. Un militaire lui a offert la moitié de son repas. C'était toute une série de cauchemars. Parfois, elle se disait :

«Ils doivent savoir maintenant» et elle était contente d'être dans le train pour ne pas recevoir de correction.

Puis, elle compta sa fortune : 300 francs. «Cela suffit», se dit-elle, trouvant la somme importante. Sur le pavé de Paris, le grouillement l'abrutit. Puis elle s'y habitua. Elle était restée, d'après la pendule, une heure à la même place, sans bouger, sous la pluie.

Un taxi passa; elle l'appela.

— Je voudrais que vous me conduisiez à un hôtel pas trop cher.

Le chauffeur, un jeune, la conduisit rue Vignon. «Chambre, 40 francs par jour.» Elle n'osa refuser ce prix phénoménal, et monta. Le luxe de son «home», le cabinet de toilette, l'émerveillèrent. Une joie l'envahissait, la dilatait. Ce n'était autre que la sensation de la liberté enfin trouvée ! Elle réfléchit à son escapade, et éreintée, se déshabilla et dormit comme un ange.

Le lendemain, de bonne heure, elle chercha du travail. Période de chômage. Pourtant à Pantin, on l'engagea dans une maison de confection, à 10 francs par jour. Elle y resta une semaine. Pendant ce temps, ses traits s'étaient creusés; la liberté maintenant, lui faisait peur. Sa beauté n'était plus tentante à côté de tant d'autres. Elle rentrait morte de fatigue dans cet hôtel de passe; seules les réclames des boulevards lui donnaient un peu de cœur à l'âme.

Le dixième jour, comme par un fait exprès, on renvoya la moitié du personnel, dont les nouvelles. Ce fut un coup terrible pour Marie. Elle sortit désolée de l'atelier. Il pleuvait; elle marcha quelques pas; un homme lui proposa un taxi; elle prit le métro.

Lorsqu'elle arriva à l'hôtel, le directeur la toisa, devinant sa détresse :

— Vous faites la rue ?

Marie rougit.

— Pour qui me prenez-vous ?

— C'est dommage ! Pouvez-vous payer votre note ?

— Oui, mais il me restera trois francs après; n'avez-vous pas de travail pour moi, ici, dit-elle soudain, enchantée de l'idée.

— Rien ! Payez, mon petit. Je vous fais 10 % parce que c'est vous.

Marie ne répondit pas. Elle était accablée et ne pensait à rien. De temps à autre, elle se disait :

— Suis-je punie ?

Pauvre provinciale de 16 ans, perdue dans Paris, seule sans un sou, vous n'étiez pas punie. Vous commenciez à connaître la vie, à côté de laquelle les réflexions, les punitions de Mme Hurlu étaient presque douces !

Dans la rue pluvieuse, elle marcha, elle marcha parfaitement au hasard. Des mèches sortaient de son chapeau, et se plaquaient sur son front mouillé. On l'aborda plusieurs fois. Elle n'écoutait même pas. Maintenant, bien loin de la rue Vignon ou de Pantin, elle se trouvait dans une région inconnue. Elle avait traversé un fleuve, et elle était morte de fatigue. C'est tout ce qu'elle savait ! Et alors, soudain, près d'une vespasienne, elle aperçut un banc; elle le bénit; puis tout tourbillonna autour d'elle; elle cria «Papa, mon papa» et ce fut le noir complet, sous un bec de gaz.

Deux agents, à 5 heures du matin, virent un corps étendu sur un banc. Par ce temps, c'était anormal. Ils s'approchèrent; c'était une femme. Encore plus anormal. Ils la tâtèrent : elle était glacée !

— Respire-t-elle ? dit l'un.

— Oui, dit l'autre, un peu.

— Bien !

Ils prirent Marie, l'un par la tête, l'autre par les jambes, et s'enfoncèrent dans la pluie noire.


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