Art. 257, août 2019 | document • «Sacrilège ou privilège ? Chagall redécore l'Opéra», «Connaissance des Arts», mars 1964, n° 145, p. 46-53.

Un décor de Chagall à l'Opéra : cette nouvelle provoque une révolution de théâtre. A vrai dire, Chagall y était déjà entré, voici quelques années, avec une toile de fond pour le ballet Daphnis et Chloé. Mais cette fois l'affaire est d'importance : un plafond neuf pour la grande salle, deux cents mètres carrés de peinture commandés par M. André Malraux, telle est la décision qui, actuellement, suscite dans Paris une levée de boucliers. Comme si, en deçà ou au-delà de la rampe, il ne s'agissait pas du même théâtre. Comme si, côté scène, les audaces étaient permises[1] et, côté salle, prohibées. Comme si la coupole du palais Garnier était devenue tout à coup plus respectable, plus sacrée, plus «tabou» que l'abside de la cathédrale Saint-Etienne à Metz, ornée, depuis deux ans déjà, de vitraux[2] eux aussi signés de Chagall.

Avant de discuter le fond du problème, examinons un instant l'objet du litige : le plafond actuellement en place, peint par Jules-Eugène Lenepveu, 1819-1898, camarade de Garnier aux Beaux-Arts et à Rome, dont le nom a sombré dans l'oubli. Combien d'habitués de l'Opéra peuvent se vanter, honnêtement, avant qu'il soit question de le changer, de lui avoir seulement accordé un coup d'œil ?

Avec ses cinquante-trois mètres soixante de circonférence extérieure, ses cinq mètres soixante de large et ses soixante-deux personnages, c'est pourtant ce qu'on peut appeler un sérieux «morceau de peinture». Relativement frais en dépit des inquiétudes de Garnier qui regrettait d'avoir conseillé la peinture à l'huile de préférence à la peinture à la colle qui a plus d'éclat[3]. Ni plus ni moins estimable qu'en 1875. De l'avis de son propre auteur, «les nuages sont trop secs et trop durs, le côté qui représente la nuit trop noir, les figures du premier plan trop grandes». Premier grand prix de Rome en 1847, membre de l'Institut en 1869, directeur de la villa Médicis de 1873 à 1879, l'honnête Lenepveu ne s'était pas surpassé. Le médiocre plafond de ce peintre vaut-il seulement un pleur ? Entre Lenepveu et Chagall qui pourrait, de bonne foi, hésiter, à l'exception d'une poignée de «passéistes» aveuglés par leur passion et par leurs principes au point de s'attendrir sur l'académisme et le style «pompier» ? La question n'est d'ailleurs pas de choisir entre deux peintres ni même de défendre, à l'avance, l'œuvre future de Marc Chagall. Personne n'a vu le projet approuvé par le ministre : il est ce qu'il est et on le jugera, le temps venu, sur place. Il s'agit de discuter un principe : oui ou non, est-il acceptable, à l'intérieur d'un monument tel que l'Opéra, de substituer des œuvres «modernes» à des œuvres anciennes, périssables ou périmées[4] – vitraux, peintures ou tentures – dont le temps a altéré la qualité ou l'aspect. Répondre non a priori, c'est discréditer tous les anachronismes consommés au cours des siècles entre contenant et contenu, les commandes passées à Simone Martini pour le palais des Papes, à Le Brun pour la galerie d'Apollon, à Delacroix pour le palais Bourbon, à Braque pour le Louvre. C'est condamner à la sclérose, à plus ou moins longue échéance, tous les bâtiments. L'électricité n'avait été prévue ni par Le Vau, ni par Gabriel, ni même par Garnier. Qui s'opposerait à cette intrusion ?

[1] Parmi les peintres et sculpteurs à qui ont été commandés ces quinze dernières années des décors pour l'Opéra : Fernand Léger, Roland Oudot, Carzou, Chapelain-Midy, Yves Brayer, Roger Chastel, Commère, Labisse, Christian Bérard, Jean Cocteau, Leonor Fini, André Masson, etc.

[2] On ne voit pas pourquoi l'Opéra sera plus sacré qu'une cathédrale, a pu dire en substance M. Bernard Anthonioz, directeur de la Création artistique, à propos de l'«affaire Chagall» telle que l'a présentée récemment l'hebdomadaire américain Newsweek.

[3] Le plafond de Chagall sera peint à l'huile. Lenepveu, après maintes expériences, avait opté pour la peinture ordinaire «matée avec un peu de craie», ce qui a fini par la rendre terne, contrairement à l'aspect souhaité par Garnier.

[4] Quand elles sont détruites, il n'y a plus de problème – ou beaucoup moins : il se limite au choix de l'artiste, à sa personnalité et à son effacement devant l'œuvre architecturale.


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