Présentation de la «Maquette farfelue», par Henri Godard
© www.malraux.org (2009)
Malraux sait aussi s'amuser. En 1945-1946, il prépare la publication chez l'éditeur suisse Skira du premier volume de sa Psychologie de l'art, Le Musée imaginaire. Il s'agit du premier exposé sous forme de livre d'une réflexion qui l'occupe depuis dix ans et, qui, devenue centrale pour lui, l'occupera encore trente autres années. Mais cela n'exclut pas qu'il en fasse un moment l'objet d'une sorte de jeu.
L'imprimeur lui fournit une épreuve du texte seul, imprimé en continu. Il se charge de réaliser lui-même une maquette à l'aide d'un cahier du format du livre futur, aux pages vierges, sur lequel il colle ce texte découpé, tout en réservant au fur et à mesure l'emplacement des futures reproductions, dont il ne dispose pas encore. Le but est à la fois de prévoir la concordance spatiale entre texte et reproduction, et de mettre au point un rythme créé dans la succession des pages par l'alternance de pages de texte, de reproductions en pleine page, et de pages dont texte et images se répartissent l'espace selon diverses dispositions.
Pour mieux juger de l'effet produit, en attendant les reproductions elles-mêmes, il colle d'autres images aux emplacements prévus pour elles. N'importe laquelle aurait pu faire l'affaire. Mais Malraux choisit des images qui ne sont pas indifférentes. Il les découpe, pour l'essentiel en deux séries, dans deux numéros du mensuel Labyrinthe que publie Skira, dont celui-ci lui a fait parvenir plusieurs exemplaires. Ces images sont, pour la plupart, tirées d'un numéro spécial du journal, « Promesses du cinéma français » (15 septembre 1945). Une dernière, reproduction du tableau de Bonnard, Après-midi bourgeoise, est tiré du numéro daté du 15 février 1946. Du premier, Malraux tire, d'une part, quatre photos de films muets de Méliès, Feuillade et Léonce Perret, plus, une, postérieure, tirée d'un film de Marcel Carné ; d'autre part deux images de son propre film, Sierra de Teruel, dont celle, l'une des plus marquantes du film, qui montre sur une civière l'aviateur au visage enveloppé d'un pansement plat parce qu'il vient de perdre son nez dans l'écrasement de l'avion. Sous chacune de ces images découpées et collées, Malraux écrit au crayon le titre de la peinture dont elle occupe provisoirement la place.
Par le comique pour les unes, par le pathétique pour les autres, ces deux séries d'images se trouvent dans un décalage éclatant avec les chefs-d'œuvre dont la reproduction les remplacera dans le volume publié. Dans quelques cas, ce contraste entre l'image collée et l'œuvre à venir est porté à l'extrême par leur nature respective. Hasard ou intention, comment ne serait-on pas frappé de l'association de l'image de l'aviateur défiguré, successivement avec le Boddhisattva de Nara, avec la Dulle Griet de Brueghel, avec la Flagellation d’Ucello ? Ou, pour prendre la phénomène dans l’autre sens, de la Korè d'Euthydicos et de l'Ephèbe blond avec des images de Méliès et de Feuillade ?
Ce décalage, c'est la définition même du farfelu, auquel Malraux n'est pas moins sensible qu'au pouvoir métaphysique de la création artistique. Cet autre pôle de sa personnalité, moins connu ou méconnu, se traduit par une gamme de réactions qui va du sens de la blague à une sensibilité à tout fait capable de déranger ou de rompre un ordre établi, qu'il soit social ou intellectuel. Par lui, il touche au surréalisme dont il est d'autre part si éloigné. Sans doute est-il le premier surpris du résultat obtenu par ce montage, puisque, dans trois notes manuscrites, il indique son souhait que cette maquette, qui n'était d'abord qu'un document de travail, soit conservée, et même il lui donne un titre : « Maquette farfelue ». C'est ce qui nous incite, au moment où les Ecrits sur l'art viennent de prendre une nouvelle actualité par leur publication dans la Bibliothèque de la Pléiade, à le faire connaître par un choix d'images. Les premières réunissent les plans filmiques complets reproduits ici et là en pleine page dans la maquette, les suivantes donnent quelques exemples de la manière dont des fragments de ces plans sont mis en page ailleurs. La légende imprimée en caractères romains identifient chaque document ; celle qui est imprimée en caractères italiques reproduit la légende manuscrite portée par Malraux sous le document.
(«Avant-Propos», Présence d’André Malraux, n° 4, automne 2005 : «La Maquette farfelue. Les Ecrits sur l’art», p. 2-3.)
Présence d'André Malraux [sur la Toile] remercie Mme Florence Malraux qui nous a autorisés à reproduire ces documents, M. Antoine Terrasse à qui appartient désormais la maquette, M. Claude Travi qui nous a fourni des informations sur l'origine des images, et M. Luc Vidal qui a réalisé les clichés.
La Revue André Malraux Review avait en 1989, dans son volume 21, donné un premier aperçu de cette maquette.
Celle-ci est brièvement décrite dans la note sur le texte des Voix du silence, t. IV, p. 1375-1376.
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Documents :
[La Maquette farfelue du Musée imaginaire] Notes manuscrites de Malraux sur une | |
I. Images reprises en pleine page (en italique la légende manuscrite portée par Malraux)
[Méliès, le cauchemar] «Tête d’éphèbe» (PAM4, p. 4) | [Léonce Perret, film non identifié] «Démon sumérien» (PAM4, p. 4) |
[Frantomas, 1er plan] «Fille d’Euthydikos» (PAM4, p. 5) | «Fantomas, 2e plan] «Corot, Pont de Maeni, fini» (PAM4, p. 5) |
[Sierra de Teruel, 1er plan] «Bodhisattva de Nara» (PAM4, p. 6) | [Sierra de Teruel, 2e plan] «Ucello, Bataille (détail)» (PAM4, p. 6) |
[Carné, Le jour se lève] «Idole des Cyclades» (PAM4, p. 7) | [Bonnard, Après-midi bourgeoise] (PAM4, p. 7) |
II. Pages de la Maquette telles que PAM n° 4 les a proposées
Page 20 de la Maquette farfelue [Méliès, Le Cauchemar, détail] «Bas-relief maya» (PAM4, p. 8) | Page 21 de la Maquette farfelue Haut [Fantomas, 1er plan, détail] «Bandeau scythe» Bas [Méliès, Le Cauchemar, détail] «Sceau babylonien» (PAM4, p. 9) |
P. 36 de la Maquette farfelue [Fantomas, 2e plan, détail] «Utah» (PAM4, p. 10) | Page 37 de la Maquette farfelue [Léonce Perret, film non identifié, détail] «Amiens» (PAM4, p. 11) |
Page 48 de la Maquette farfelue [Léonce Perret, film non identifié, détail] Haut : «Mangwa». – Bas : «Li Po» (PAM4, p. 12) | Page 49 de la Maquette farfelue [Sierra de Teruel, 2e plan, détail] Haut : «Lautrec». – Bas : «Lautrec (Hannetons)» (PAM4, p. 13) |
Page 68 de la Maquette farfelue [Fantomas, 1er plan, détail] «Tentation, panneau central» (PAM4, p. 14) | Page 69 de la Maquette farfelue [Léonce Perret, film non identifié, détail] «Tentation (détail ?)» (PAM4, p. 15) |
P. 67 de la Maquette farfelue Haut : [Carné, Le jour se lève (détail)] «Mort de Procris» Bas : [Léonce Perret, film non identifié, détail) «Bosch, La Tentation (détail ?)» (PAM4, p. 16) |
III. Ces mêmes pages non séparées
Maquette farfelue, p. 20-21.
Maquette farfelue, p. 36-37.
Maquette farfelue, p. 48-49.
Maquette farfelue, p 68-69.
© Présence d’André Malraux sur la Toile, 2009