Art. 252, juillet 2019 | document • «L'Affaire Bardez aux Assises de Phnom-Penh. – Réquisitoire du ministère public – Plaidoiries de Me Lortat-Jacob et de Me Dufond et de Me Gallet», Saïgon, Imprimerie du Centre, 1926. Extraits.

Réquisitoire du Ministère public (pages 6, 8, 9)

Messieurs, mettons-nous immédiatement dans l'ambiance de l'affaire : la veille du crime, Bardez est récemment nommé, depuis quelques mois, chef de la province de Kompong-chnang; c'est un homme intelligent, droit, énergique, mais sans grande expérience comme Résident. Il est assisté du Chaufai-khei Heng, homme d'âge un peu fatigué. Au Nord-est, sur le Tonlé-sap, le bandit Tinh provoque une agitation grave depuis quelques mois; partout dans la province de Kompong-chnang comme dans le Cambodge une nouvelle réglementation de l'impôt des paddys est en application. Qu'était cette réglementation ? On vous l'a dit. A la suite de constatation dans les recettes d'un déficit portant sur les dix dernières années, déficit se montant à un chiffre important : 400.000 piastres, disent les uns, 700.000, disent les autres, le Protectorat fut appelé à sonder la question et à rechercher quelle était la cause de ce déficit. Il découvrit que la cause principale était due à la dissimulation des superficies cultivées et l'apathie, pour ne pas dire un autre mot, des agents notables chargés de contrôler les déclarations des contribuables. Tout se répartit pendant 9 mois, Messieurs, de mai 1924 à décembre 1924. L'administration du Protectorat prit ses références; elle consulta tous ceux qui devaient être consultés : les Résidents, chefs de provinces, les assemblées consultatives indigènes intéressées au plus haut point, le Conseil des ministres, le Conseil du Protectorat, et le Conseil du Gouvernement à Hanoi, et on aboutit à la signature, par M. le Gouverneur Général de l'Indochine, de l'ordonnance royale qui avait été signée en septembre 1925.

[…]

Il partit seul, Messieurs, parce qu'il y avait du travail en retard, c'est le Chaufai-khet qui l'a dit, et le recouvrement de l'impôt était aussi en retard. Bardez part imprudemment, mais courageusement, sans escorte, sans la garantie d'un fonctionnaire indigène; il part en pleine fête du Têt, les 13, 14 et 15 avril. Partit-il de son plein gré, le cœur léger ? Rien jusqu'à la fin de ces débats n'était venu prouver le contraire; mais vous avez entendu la déclaration de M. Maurel; si nous en croyons cette déclaration, qu'il n'y a pas lieu de rejeter, Bardez partit inquiet, avec un poids sur les épaules; il avait quelque appréhension de la tournée qu'il allait accomplir; en tous cas, Messieurs, ce qu'il faut retenir, il a tracé en toute liberté son itinéraire. Après avoir passé par différents villages, il arrive le 17; il constate, Messieurs, une situation grave, grave quant à l'impôt, tellement grave que, dans une lettre particulière à l'adjoint Tichier, il considère comme nécessaire que le garde de Kompong-chnang et un fort détachement de police soit mis à sa disposition bientôt, car il y a à agir dans le Khum de Krang-léou. Il arrive le 18 à Krang-léou au matin; il fait aussi là des constatations graves, graves, puisqu'il change son itinéraire et qu'il fait revenir sa charrette qui se trouve déjà sur la route de Pong-ro. Il s'installe à la sala Khum. Vous connaissez ses diligences avec le bonze, avec les notables; les bonzes et les notables l'ont-ils trompé sur les pauvres habitants qui, quelques jours après le crime, iront verser 50% de leurs impôts, qui ont une belle pagode et de fort belles rizières au pied de la montagne. Il fait lire l'ordonnance royale et sa circulaire personnelle rappelant les pénalités. Il s'assied en face du mékhum, s'instituant ainsi percepteur de l'impôt. Pourtant, un premier versement a lieu, qui révèle la soumission. Tout à coup l'apparition d'étrangers au village en sampots et la tête ou les épaules revêtues de linges aux signes cabalistiques se manifeste. Cet habillement est un signe manifeste de manque de déférence vis-à-vis de l'autorité et une préparation pour un combat futur. Bardez appelle encore du renfort; comme le 17, il sent que la situation se gâte, mais il est trop tard. Bardez a déjà cru devoir consigner 12 habitants et en a lié deux sous la garde du mékhum. Est-ce un droit de sa fonction ? J'ai le devoir de l'examiner comme j'aurai le devoir d'examiner tout ce dont il était en droit de faire de par sa fonction. L'article 397 du Code pénal cambodgien est-il ici, à l'heure où nous sommes de la récolte, d'après l'ordonnance, applicable à ces consignes. Non. Pour moi, ils ont encore trois mois pour payer, et est-il bien prudent d'agir ainsi au lendemain de l'effervescence des fêtes du Têt qui s'ajoute à l'effervescence fiscale des esprits. Je pense que Bardez a cru à son devoir, mais s'est trompé et il l'a cruellement payé.

Après déjeuner, reprise des versements. Nouvelle manifestation de soumission. Néang-by a payé l'impôt de son mari et a demandé, en tendant vers lui les mains, qu'il fût libéré. Bardez a refusé. Il exigeait, il voulait la libération des 12 après soumission complète des 12. Messieurs, peut-être a-t-il dépassé son devoir, peut-être a-t-il cru ne faire que son devoir, mais hélas, peut-être aurait-il dû penser aussi que, dans les circonstances où il se trouvait avec les manifestations antérieures, mieux valait douceur que contrainte. Les évènements se précipitent, la sala est envahie, la mort rôde, elle entre, elle sort et trois cadavres sont bientôt autour de la sala.

Bardez, Sourn et Lach sont là devant toute une population avec ses bonzes, ses notables; ils n'ont pas fait un geste de violence pour se défendre : ils étaient sans armes ou désarmés. Personne n'a cherché à les sauver. Je me trompe, il faut les citer : le bonze Ty a cherché à le sauver et le sous-chef des bonzes Chuon, le mékhum Pal ont essuyé son visage avec un petit drapeau et ont tenté d'arrêter les assassins sans succès. […]


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