Boulogne : la «Maison-Malraux»

L'image de l'écrivain ou plutôt l'icône qui s'impose à la mémoire collective, c'est la photo de Gisèle Freund lorsqu'elle l'immortalise mèche au vent, Camel aux lèvres, son trench jeté sur ses épaules. Elle vaut pour le romancier et l'aventurier, le combattant et l'inlassable orpailleur des richesses du monde. Rupture et métamorphose, le Malraux des lendemains de la guerre présente une tout autre physionomie. L'accumulation des deuils personnels, la lassitude du combat, l'humanisme mis à mal, l'incertitude géopolitique, mais aussi un nouvel amour, des enfants à élever et un grand œuvre à accomplir le sédentarisent.

C'est alors qu'avec Madeleine Malraux, sa belle-sœur, il s'installe en juin 1945 à Boulogne, l'un des « fiefs » de sa jeunesse, dans « le Quartier des Princes » au 19bis de l'Avenue Victor Hugo (aujourd'hui Avenue Robert Schuman). Ce lotissement résidentiel, pris sur le « Bois », est devenu dans les années 20 un laboratoire architectural d'avant-garde. Il y choisit dans l'enthousiasme une somptueuse demeure art-déco bâtie par Jacques-Léon Courrèges, le père du couturier, dont il loue l'étage noble, un duplex enchanteur. Il s'y improvise aussitôt décorateur, et surtout il accroche ses toiles aux murs blancs : Fautrier, Braque ou Dubuffet, distribue ses objets : têtes gréco-boudhiques, jarre mésopotamienne soclée en lampe, poupées Hopi… futures présences du Musée imaginaire.

Trench et vareuse sont remisés. Life ou Match le montrent alors en smoking, près de Madeleine au piano, ou en robe de chambre de chez Lanvin dans un cadre hollywoodien. Malraux Ministre du général de Gaulle, Malraux écrivain «lauré», en passe de devenir le deuxième auteur vivant après Gide dans la Pléiade, est passé du côté de l'establishment. Cette mutation, spectaculaire, incomprise, objet d'une farouche réprobation tant de la part de ses anciens compagnons de route que de l'ensemble de l'intelligentsia, aurait moins choqué si l'on avait pris soin de ne pas confondre l'auteur avec ses personnages et si l'on avait repéré plus tôt la basse continue de son œuvre : l'interrogation sur l'art.

La démission du «Général» le 20 janvier 1945 et le retour de l'écrivain à « ses chères études », un équilibre intime retrouvé dans un cadre qui lui ressemble, vont permettre à Malraux de trouver une dynamique à sa réflexion sur l'art. De 1945 à1962, dix-sept années capitales, au prix d'un travail de titan, trois trilogies vont naître, la Psychologie de l'art, Les Voix du silence et La Métamorphose des dieux, une somme qui n'a d'équivalent que « la cathédrale » de Proust.

Dans cette demeure où il s'était reconstruit un bonheur, la tragédie le rejoint avec la mort de ses deux fils dans un accident d'auto le 23 mai 1961 et l'attentat perpétré par l'OAS le 7 février 1962 qui le contraint, la mort dans l'âme, à quitter les lieux. Georges Pompidou met alors à sa disposition La Lanterne, résidence d’Etat dévolue au Premier ministre.

La maison d'un écrivain, explique Michel Melot, spécialiste du Patrimoine, est indissociable de son œuvre, comme si «une relation séminale s'était opérée entre l'écriture et l'espace où elle est advenue». Dans l'imaginaire du lecteur-visiteur tout se passe donc comme si la coquille avait sécrété et la nacre et son hôte. Fantasme aussi mythique que mystique : «…et j'ai senti un peu son immense corps», dit le poète.

 

Des visites importantes à Boulogne

La vie était austère à Boulogne et on y recevait peu. Parmi les quelques célébrités qui franchirent le seuil du duplex, le général de Gaulle, deux ou trois fois, semble-t-il. Sûrement le 10 avril 1947, trois jours après « le Discours de Strasbourg » où avait été annoncée la création d'un Rassemblement du Peuple Français. Le général, flanqué de son aide de camp, le capitaine Claude Guy, arriva en effet chez Malraux avec un brouillon qu'il avait lui-même préparé et qu'il lui soumit. Le texte revu et corrigé fut ensuite recopié par de Gaulle lui-même, de manière que sa version autographe intitulée « Appel du 14 avril » puisse paraître dans le premier numéro de L'Etincelle (Bulletin intérieur hebdomadaire du Rassemblement du Peuple Français).

Le Général et sa femme vinrent aussi rendre visite à Malraux à la fin de mai 1961, lors du décès accidentel de Gauthier et Vincent.

Autres visiteurs notoires, au printemps de 1947 : Simone de Beauvoir, Sartre, Camus et Koestler, venus pour s'entendre (sic) avec Malraux sur une stratégie commune face aux deux blocs politiques, soviétique et américain, les « hégémonies », comme les appelait de Gaulle.

   

Françoise THEILLOU, janvier 2010.

© www.malraux.org / 2010

 

 

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La Maison-Malraux, la façade

 

 

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Une architecture géométrisante influencée par l’Angleterre

 

 

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Fronton et bandeau art-déco. Les sculptures en aplats.

 

F.T. / © www.malraux.org / 2010


 

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Le couple au salon, 1947

 

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Art du Gandhara :

Hadda, Le Génie aux fleurs (à droite)

 

 

 

 

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«Les images au tapis : une immenses réussite»

Des Bas-reliefs aux grottes sacrées, en 1953

 

 

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Le coin fumoir. Au mur, Fautrier et Dubuffet

 

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Les poupées hopi et les enfants : Vincent, Gauthier, Alain, 1953

 

F.T. / © www.malraux.org / 2010


 

Eléments de bibliographie

 

  • Françoise Theillou, Malraux à Boulogne, La maison du Musée imaginaire, 1945-1962, Paris, éditions Bartillat, 2009.
  • Alain Malraux, Les Marronniers de Boulogne, Paris, éditions Bartillat, 2001.
  • Bruno Foucart; Maurice Culot, Boulogne-Billancourt, Paris, Mardaga, 1996.
  • Antoine Le Bas, Boulogne-Billancourt, ville d’art et d’essai, 1800-2000 : Hauts-de-Seine, avant-propos de Jean-Pierre Fourcade, préface de Bruno Foucart, photographies de Philippe Ayrault, cartographie de Pascal Pissot, Paris, APPIF, 1997, («coll. Images du Patrimoine»).
  • Boulogne-Billancourt, ville d’art et d’histoire, le guide, Paris, éditions du Patrimoine, septembre 2009.
  • Yvonne Brunhammer; Suzanne Tise, Les artistes décorateurs 1940-1942, Paris, Flammarion, 1990.
  • La construction moderne, n° 52, 46e année, 1930-1931, Paris, éd. Aulanier – Société d’études et de publications techniques et artistiques.

  • Alexandre Duval-Stalla, André Malraux, Charles de Gaulle, une histoire, deux légendes, Paris, Gallimard, 2008.
  • De Gaulle – Malraux, actes du colloque de l’Institut Charles de Gaulle, du 13 au 15 novembre 1986, Paris, Plon, 1987.
  • Jean-François Lyotard, Signé Malraux, Paris, Grasset, 1996.
  • Oliver Todd, André Malraux, une vie, Paris, Gallimard, 2001.

  • Henri Godard, L’expérience existentielle de l’art, Paris, Gallimard, 2004.
  • Jean-Claude Larrat, André Malraux, Paris, LGF, 2004, (coll. «Le Livre de poche»).
  • Jean-Pierre Zarader, Malraux et la pensée de l’art, Paris, Vinci, 2003.
  • André Malraux et la modernité, catalogue de l’exposition du Musée de la Vie romantique, novembre 2001 – mars 2002, Paris, 2001.
  • André Malraux, Œuvres complètes, t. IV et V : Ecrits sur l’art, Paris, Gallimard, 2004, («Bibliothèque de la Pléiade»).

 

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