Pierre Messmer : «Les Blancs s’en vont», 1998

Dans ses souvenirs africains, Pierre Messmer évoque la fin de la Communauté alors qu’il est Haut-Commissaire général pour l’Afrique-Occidentale française.

 


«Le transfert des compétences que j’exerçais, en ma qualité de gouverneur général, fut accompli le 1er avril 1959 et, en juin, je réunis une conférence intergouvernementale qui répartit d’un commun accord l’actif et le passif de l’ex-A.-O. F. La suppression du haut-commissariat fut fixée au 31 décembre 1959, car le général de Gaulle voulait que je fusse présent quand il réunirait pour la sixième fois le Conseil exécutif de la Communauté à Saint-Louis du Sénégal.

«Cette réunion, en décembre 1959, fut la dernière : la Commnauté agonisait. Sauf Houphouët-Boigny et, au Gabon, Léon M’Ba, les présidents africains et leur entourage sont impatients d’accéder à un indépendance complète. Ils ne se contentent pas d’être membres des organisations spécialisées des Nations-Unise – O.M.S., B.I.T., U.N.E.S.C.O., F.A.O., etc. …, ce que leur accorde, en juillet 1959, le quatrième Conseil exécutif réuni à Tananarive, en même temps que des représentants dans nos grandes ambassades. Ils veulent la souverainenté internationale. Madagascar et le Mali sont en pointe dans cette revendication. Ils l’ont dit à Tananarive; ils le répètent à Saint-Louis.

«De Gaulle les pend au mot. A Dakar, le 13 décembre 1959, devant l’Assemblée fédérale du Mali réunie sous la présidence de Senghor dans ce qui avait été la salle des séances du Grand Conseil de l’A.-O. F., il annonce sans mauvaise humeur ni regret :

«“Le Mali et […] avec lui les Etats qui le composent vont accéder, avec l’appui, l’accord et l’aide de la France, à la souveraineté internationale.”

«Dans trois semaines commencera l’année des indépendances. Je ne les verrai pas. J’ai travaillé pour en arriver là, certain que l’intérêt de la France était de conduire l’Afrique vers l’indépendance, dans l’amitié et la paix. Maintenant, il me faut partir car le temps des coloniaux est passé.

«Au soir du 22 décembre 1959, je quitte le palais, à pied et en uniforme, pour le port où m’attend le paquebot qui me transportera jusqu’à Marseille. Le général Gardet, commandant supérieur, a fait masser sur l’itinéraire toutes les troupes de la garnison qui me rendent une dernière fois les honneurs militaires. Sans qu’aucune consigne n’ait été donnée, des milliers d’Africains et d’Européens sont venus et occupent les trottoirs, le long du parcours. Pendant que je passe lentement devant la garde rouge, les parachutistes, les tirailleurs, les artilleurs, les marins, les aviateurs, le silence est total : ni cris, ni applaudissements, ni sifflets. Noirs et Blancs, jeunes et vieux, riches et pauves, ceux qui voulaient l’indépendance et ceux qui l’ont combattue, chaucun sent qu’il vit une heure solennelle.

«Mon départ est le dernier acte d’une histoire qui a duré trois siècles. C’est le symbole du monde colonial qui disparaît pour faire place à un autre monde encore inconnu.

André Malraux à qui j’ai raconté mon départ de Dakar en a retenu le symbole. Il s’en servira à l’occasion des cérémonies de proclamation d’indépendance auxquelles il représente le gouvernement. Dans son style lyrique, d’un ton haletant et déclamatoire, devant la foule rassemblée à Bangui, le 14 août 1960, sur les bords du fleuve, il lance : «Une ère s’achève avec le soir qui tombe… Ce n’est pas un transfert d’attributions mais un transfert de destin.»

«Oui, mais quel destin pour l’Afrique ?»

 


Source :

Pierre Messmer, Les Blancs s’en vont. Récits de décolonisation, Paris, Albin Michel, 1998, p. 156-158.

 


Voir ici même les notices :
«De la Communauté française à la Francophonie» et
«Indépendances africaines : Tchad, Centrafrique, Congo, Gabon, août 1960»

et les discours de Malraux :
«Discours de Fort-Lamy, 10 août 1960»,
«Discours de Bangui, 12 août 1960»,
«Discours de Brazzaville, 14 août 1960»,
«Discours de Libreville, 16 août 1960» (inédit).