Denise Tual : 1934, Malraux, Corniglion et la reine de Saba («Au cœur du temps», 1987)

Dans ses souvenirs, Denise Tual rapporte comment elle fit la connaissance d’André Malraux grâce à Edouard Corniglion-Molignier. Il fut question ce jour-là du projet de survol du Yémen.


 

«En 1934, je ne connaissais pas encore Malraux, mais j'en avais les oreilles tellement rebattues par Roland Tual et Emmanuel Berl que je croyais tout savoir de lui.

«C'est par hasard que je fis sa connaissance, un jour que je devais déjeuner avec Edouard Corniglion-Molinier sur la rive gauche. Malraux lui avait téléphoné le matin et il l'avait invité. Il pensait que cela m'amuserait de le rencontrer. Nous passâmes le prendre à la NRF, rue Sébastien-Bottin.

«Sautant de sa voiture, Edouard escalada en courant les marches de l'escalier qui menait aux combles, là où Malraux s'était aménagé un petit bureau, non loin de celui de Robert Aron.

«La porte s'ouvrit sur une pièce enfumée. J'aperçus un jeune homme couché en travers de la table qui lui servait de bureau, la cigarette aux lèvres, la mèche raide glissant le long du nez. Il leva sur nous un œil glauque qui rêvait déjà d'autre chose, tendit une main qui me sembla assez molle.

«J'eus à peine le temps d'entrevoir, perché sur une pile de boîtes de pellicule en colonne, un admirable objet : un visage de pierre, oriental, serein, submergé par les manuscrits entassés, enfoui comme il avait dû l'être autrefois sous les lianes de la jungle. (1)

«Cette pile de copies de films avait été accumulée par Malraux au cours de ses voyages en Allemagne et ailleurs. Depuis les années 20, il était féru de cinéma. Caligari et Nosferatu, deux des plus grands films expressionnistes, l'avaient vivement frappé, puis les films de Sjöström, dont La Charrette fantôme. Ensuite il admira Potemkine, dont il dénonça en 1927 la tentative d'interdiction.

«Déjà Malraux s'était levé, enfilait son pardessus et nous poussait vers la porte que nous venions à peine de franchir. Nous dégringolâmes les escaliers et parcourûmes à vive allure la courte distance qui nous menait au restaurant des Ministères, rue du Bac. Au moment d'entrer il se ravisa et, se dirigeant vers le boulevard Saint-Germain, nous fit atterrir, essoufflés, chez un bougnat, face à la fontaine de la rue de Grenelle, spécialiste du ragoût de mouton. Il était déjà gourmand.

«Il avait hâte d'exposer à Edouard le projet qui avait germé dans sa tête et qu'il était impatient d'exécuter. Il “savait” où se trouvait la capitale de la reine de Saba et allait “épater le monde de la récupérer, de la photographier, et pourquoi pas, de la cinématographier !”.

«Plus les preuves qu'il donnait étaient aléatoires, invérifiables, et plus Edouard le suivait avec intérêt ; plus le déjeuner se poursuivait, plus il était séduit par l'aventure que lui proposait Malraux dont le magnétisme l'envoûtait irrésistiblement.

«Je compris que j'étais en présence d'un personnage qu'aucune description ne pouvait cerner. J'eus le sentiment précis de me trouver face au «génie».

«“Comment me suis-je mis en tête, il y a trente ans, de retrouver la capitale de la reine de Saba ?” “Comment et pourquoi Corniglion fut-il séduit par l'exposé de cette aventure que Saint-Exupéry et Mermoz avaient refusée sur les instances de l'Aérospatiale ?”, se demanda-t-il en 1976 [sic].

«Ce jour-là, il fit son exposé d'une manière fulgurante, mais ne parla ni de Saint-Exupéry ni de Mermoz. Il n'est pas douteux que la fascination de la situation géographique attirait Edouard, mais l'amitié et l'admiration qu'il avait pour Malraux l'influençaient bien davantage.

«Edouard se trouvait au détour le plus périlleux de son existence ; c'était aussi pour lui un jeu et une occasion de fuir l'ennui qu'il ressentait dans les affaires quotidiennes.

«L'aventure ne semblait pas sérieuse, elle ne l'était probablement pas ; en revanche, dangereuse elle l'était sûrement, et c'est pour cela qu'ils la tentèrent.

«En conclusion, Malraux dira de cette randonnée : “Les terres légendaires appellent les farfelus.” Les farfelus risquèrent leur vie et revinrent sans un seul cliché convaincant, par suite d'une absente totale de renseignements précis sur la contrée. Mais l'aventure permit à Malraux, écrivain, d'élargir le registre de ses impressions et fit naître chez lui une passion pour l'aviation.

«De 1935 à 1936 nous voyions Malraux très souvent, presque toujours en compagnie de Berl, avec lequel il aimait discuter de politique.

«Sa conversation ? Un monologue admirable, une galopade frénétique. Pas de dialogue, en fait, mais des assauts, des combats de mots et d'idées qui laissaient l'ami, l'adversaire d'un instant, anéanti. Beaucoup d'écrivains ont relaté cette fulgurance du récit et ce don d'enthousiasmer, mais ils n'ont peut-être pas assez souligné son réel désir de se mettre à la portée de qui l'écoutait jusqu'au moment où, prenant un raccourci qui le menait de Chartres à Pékin avec aisance, il faisait perdre pied à son interlocuteur submergé, qui se noyait ou, ce qui est pire, pensait qu'il avait compris… Lorsqu'il se rendait compte de la distance qui l'éloignait de plus en plus de son antagoniste, il commençait à s'ennuyer ; son visage se figeait, on y lisait de la pitié et du désenchantement. Lassé de poursuivre un combattant vaincu, il le quittait brusquement.»

 

[Pour la suite du texte, voir Denise Tual : Malraux, 1936-1937 (Au cœur du temps, 1987)]

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1.  Denise Tual n'est pas la seule à confondre les bas-reliefs de Benteay-Srey (qui ont été remis en place) et les statues et têtes de Hadda achetées à Ispahan, en Afghanistan ou à Peshawar. Ce type de négligence (ignorance ? incurie ? désinformation ?) va être parfois utilisé de manière calomnieuse à l'endroit de Malraux, comme chez le marchand d'art Wildenstein qui préférera vendre La Diseuse de bonne aventure de Georges de La Tour au Metropolitan Museum plutôt que d'accepter l'offre proposée par Le Louvre. Malraux sera indigné et Wildenstein ne trouvera d'autres ressources pour se justifier que de calomnier le ministre. Voir notre rubrique «Liens» à «Documentation électronique sur André Malraux» § 21 et 22. (www.malraux.org). Ndlr.

 

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Source : Denise Tual, Au cœur du temps. Cocteau – Malraux – Stravinski – Noureev – Prévert – Jean Renoir – Buñuel – Messiaen – Colette,  préface de Jean-Claude Carrière, Paris, éd. Carrère, 1987, p. 196-198.