Chapitre X. – 1885 et les années suivantes. […]
Mayréna (pages 77-78)
Marie 1er, Roi des Sedang ! Il n'y eut alors pas un touriste qui n'ait réservé un paragraphe de ses notes de voyage à cet aventurier belge, bel homme, tireur infaillible et «roi des Moï». Intelligent et énergique, il se rendit malheureusement célèbre par des escroqueries qui le discréditèrent. Sa mort fut aussi misérable que mystérieuse.
L'affaire mérite pourtant d'être étudiée sérieusement. L'affaire de Mayréna devait marquer le premier temps d'arrêt imposé aux envahissements du Siam, en 1888.
Théoriquement venu pour reconnaître des mines d'or dans la région d'Attopeu, Mayréna avait été chargé, par le gouvernement français, d'une mission officieuse : le Siam prétendait unifier les peuples de l'Hinterland sous sa propre tutelle alors qu'en vertu de la suzeraineté historique de l'Annam, certains de ces peuples réclamaient leur rattachement à la Cour de Hué. Mayréna devait parcourir les territoires contestés, les grouper et les soustraire aux menées siamoises. En cas de succès, la France, se substituant à Mayréna, poursuivrait l'entreprise et ferait respecter les droits de l'Annam.
Au début tout réussit comme par miracle. Les Pères de Kontum et le P. Guerlach en particulier, avaient, sur la demande du résident de Quinhon, Lemire, accepté de seconder les efforts de Mayréna qui bénéficiait ainsi du prestige indiscutable des missionnaires dans le Haut-Pays.
Le 23 mai, Mayréna était à Kontum où le bon vouloir des Bahnar chrétiens lui était assuré. Il rallia divers groupes : les Kamrang qui sont les Sedang de la grande forêt, et les Hamong, établis sur la rive droite du Peko, en face du confluent du Bla. Ces divers groupes sedang furent confédérés le 3 juin en un royaume des Sedang, dont Marie 1er fut reconnu comme souverain.
Avec cette fédération, l'union Bahnar-Rongao, destinée à tenir tête aux Jarai, fit alliance. L'ensemble fut placé sous la présidence générale de Krui, désigné par le conseil de tous les anciens.
Ces activités déplaisaient naturellement aux Siamois. Un chef des Koyon (entre les Halang et les Ka Seng) s'était rendu à l'invitation de Mayréna; il fut tancé par le fonctionnaire siamois d'Attopeu et se vit confisquer les présents qu'il avait reçus de l'envoyé des Français.
Celui-ci d'ailleurs allait mettre lui-même en péril l'œuvre qu'il avait si heureusement commencée. Oublieux des conventions, il prétendit garder pour lui «ses» territoires ou les revendre. On parla d'un groupe d'Allemands qui se proposait comme acheteur. L'argent manquait au roi des Sedang. Sur la côte il tenta de s'en procurer par des procédés qui relèvent de la Correctionnelle. Venu en Europe, il prétendit y mener un train royal, et, pour y suffire, vendit aux naïfs, décorations, titres de noblesse et domaines. L'Etat sedang était pourvu d'un drapeau. Le Musée Khai-Dinh, à Hué, exposait, avant 1945, la collection des timbres postaux de ce royaume éphémère.
Quand Mayréna revint de Belgique, en 1889, le gouvernement de l'Indochine lui interdit de revenir en Annam et dans son «royaume». Des mandats d'amener l'y attendaient à la suite de ses escroqueries. Mayréna ne voulut pas tenter cette nouvelle aventure. Il mourut subitement dans l'îlot de Poulo Tioman où il s'était réfugié.[1]
Les résultats obtenus dans l'Hinterland ne furent cependant point perdus : en 1889, le résident général Reinhart, qui approuvait l'idée de la fédération et en souhaitait l'élargissement, pria les Pères de prêter leur concours au résident de Qui-nhon. Celui-ci, plus heureux que M. Navelle, arriva à Kon Trang en mars 1889. Les chefs des Montagnards y avait été rassemblés. La déchéance du roi des Sedang une fois proclamée, le résident fut agréé à sa place par les deux Unions, celle des Sedang et celle des Bahnar-Rongao. Krui fut reconnu par le gouvernement comme président de la confédération qui ne disparaîtra qu'en 1895 et dont, en dépit de certaines allégations, les membres restèrent unis. Certes le lien qui les rassemblait manquait de rigueur. Dans un pays de particularisme et d'anarchie cette réalisation constituait un progrès appréciable.
Ce progrès, les Siamois en firent la constatation. En face de leur base d'Attopeu, la base de Kontum avait pris consistance. Au lieu d'une poussière de tribus qu'ils auraient absorbées une à une, les agents de Bangkok trouvaient un ensemble cohérent qui, instruit par l'expérience d'annexions antérieures, ne redoutait rien tant que la tutelle ou la domination siamoise. […]
[1] (63) Voir J. Marquet, Un aventurier du XIXe siècle, Marie Ier, roi des Sedangs, B.A.V.H., 1927. (Ndla.)