Tout le monde connaît les images d’Hitler quittant le stade olympique de Berlin avant la remise de la médaille d’or à l’Américain Jesse Owens. L’athlète noir venait de battre les Allemands et Aryens aux 100 mètres. On sait aussi que les théories raciales des nazis instituaient une hiérarchie des groupes humains. Au sommet de l’échelle, doivent régner en maîtres les seigneurs Aryens, soit les Germains et les Nordiques. Viennent ensuite les «races tolérées» : les Latins, les Britanniques et les Japonais; puis les «races d’esclaves» : les Slaves, les Asiatiques autres que les Japonais, et les Africains; situés quasiment hors de l’humanité : les Untermenschen (les «sous-hommes», Juifs et Tziganes, qu’il s’agit de détruire). Dans cette perspective raciste dont les applications ne pourront être que criminelles, les Noirs se situent juste en dessus, si l’on ose dire, des Juifs.
On sait encore que les nazis combattirent avec acharnement les productions artistiques des «races inférieures». Ainsi Mendelssohn ou Berg, Proust ou Thomas Mann, Munch ou le Bauhaus, furent totalement écartés et censurés. Comme eux, le négro spiritual faisait partie des produits de «dégénérescence». Le IIIe Reich organisa même des autodafés ou des expositions visant à dénoncer avec force le caractère «moderne», selon son point de vue, «décadent» et «anti-allemand», des œuvres littéraires, plastiques ou musicales «issues des races indignes de l’Allemagne». Celle-ci les qualifiait de non civilisées («undeutsch», anti-allemand) et de «dégénérées» («entartet»). En 1937, le catalogue de l'exposition de Munich «Entartete Kunst» signalait le «nègre […] comme l'idéal racial […] “moderne”», soit «dégénéré». En 1938, l'exposition de Düsseldorf groupait, sous le titre «Entartete Musik», Schönberg, Hindemith, Stravinski, le jazz et les «chants nègres».
Quand Malraux signale avoir vu et entendu des soldats américains noirs chanter un négro spiritual dans les ruines de Nuremberg en 1945 ou, plus fortement encore, dans le bunker détruit d’Hitler, le fait prend une dimension symbolique des plus saisissantes. Comme «Venise» dans le tunnel du Gothard et la folie de Nietzsche, le chant des Noirs «nie le néant» que le IIIe Reich a voulu imposer au monde, précisément dans cette ville des plus impressionnantes liturgies nazies (Malraux dit à Picasso, en 1945 : «[Nuremberg est] la vile des grandes parades d’Hitler») entraînant ses participants au suicide de l’humanité — l’envers assez exact de la chevalerie et du bushidô dont parle Tadao Takemonto.
Affiche «Entartete Musik», «Musique dégénérée», 1938 | Affiche américaine des années 20. |
Parade nazie à Nuremberg, 1938 | Ruines de Nuremberg, 1945 |
- BRASSAÏ, Paul, Conversations avec Picasso, Paris, Gallimard, 1997 [1964].
«André Malraux [en 1945] : J’ai parcouru les grandes cités : Berlin, Hambourg, Francfort, Munich… Toutes sont en ruine… Il faut voir ça ! C’est inimaginable !… Je rentre de Nuremberg. Cette ville des grandes parades d’Hitler n’est plus qu’un sinistre squelette…«Picasso : Ça doit être hallucinant…«Malraux : Oui, hallucinant ! Spectacle apocalyptique ! Plus de rues… Rien que des carcasses parmi lesquelles de gros bulldozers se fraient un passage. On dirait des chasse-neige à travers des amas de maisons réduites en poussière. J’ai vu, par exemple, le Musée d’Histoire naturelle. Quelques pans de murs en restent seuls debout… Les explosions ont projeté un peu partout les squelettes humains et animaux… Ils vous regardent çà et là dans des positions imprévues et parfois à travers les carreaux brisés des fenêtres. C’est la maison de l’épouvante… La maison des morts… Savez-vous ce qu’elle évoque pour moi : Goya !» (P. 237-238.)
- RIFFATERRE, Michaël, «Malraux's Antimémoires», Columbia University Forum, vol. XI, n° 4, hiver 1968, p. 31-50. Ou : «Les Antimémoires d'André Malraux», in Essais de stylistique structurale, présentation et trad. par D. Delas, Paris, Flammarion, 1971, (coll. «Nouvelle Bibliothèque scientifique»), p. 286-306.
/ - Le Troisième Reich et la musique, catalogue de l'exposition du musée de la Musique, du 8 octobre 2004 au 9 janvier 2005. Paris, cité de la Musique – Fayard, 2004.
/ - ZUCHSCHLAG, Christoph, «Entartete Kunst» Austellungstrategien in Nazi-Deutschland, Worms, Wernersche Verlagsgesellschaft, 1995, (coll. «Heidelberger Kunstgeschichte Abhandlungen», n° 21).
/ - Malraux, Le Miroir des limbes, Œuvres complètes, t. III, Pléiade :
«Près des remparts encore debout qui ceinturaient Nuremberg concassée où nos chars ne retrouvaient plus même les places publiques, des squelettes nous avaient accueillis à un balcon : ceux du musée d’Histoire naturelle, dont un obus avait soufflé les vitrines.» (p. 42.)
/«Nous descendions. Au-delà des dernières marches qui semblaient couvrir les débris d’un vaste miroir rouge — amoncellement de boîtes de sardines ouvertes éclairées par des lampes électriques à petits abat-jour cramoisis, celles d’Hitler ? — un cohue de soldats noirs arrivés avec la première unité américaine improvisaient une danse rituelle en chantant à bouche fermée un admirable spiritual. Chant des plantations à la tombée du soir, mélopée de la détresse inventée jadis par quelque esclave du Sud en écoutant les pagayeurs, et qui nous parvenait encore, perdue, lorsque nous rejoignîmes les pylônes géométriques imités de ceux du temple de Granit…» (P. 43.)
/
- Malraux, Les Voix du silence, Œuvres complètes, t. IV, Pléiade :
«J’ai vu les fétiches du musée de Nuremberg justifier leur très vieux rire par les dernières fumées qui filtraient sous l’amas des ruines où une cycliste chargée de lilas cahotait dans le chant des camionneurs noirs […]» (p. 881.)